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nous avoir fait connaître cette anecdote significative. Ils ont prouvé une fois de plus ce souci de vérité qu’inspire à Tolstoï, parfois contre son gré, la sincérité de son génie. En rapprochant la lettre de Laptev et la conversation du vieillard avec Nekhloudov, ils nous ont montré quel soin a pris le romancier non seulement de ne rien changer en les reproduisant aux idées de son correspondant, mais encore de mettre dans la bouche de son personnage les images, les formes de style familières à son modèle. On voit maintenant la responsabilité qui incombe à M. de Wyzewa pour avoir trop souvent imposé silence aux personnages de Tolstoï.

Tant d’omissions et de négligences prouvent assez avec quelle hâte irrespectueuse fut rédigé ce récit écourté, incohérent et terne qu’on nous a présenté comme la transcription fidèle de Résurrection. En certains endroits par la faute du traducteur la vie semble se retirer de l’œuvre. Tolstoï n’introduit jamais un personnage sans qu’il soit dès l’abord dessiné en quelques larges traits, campé dans son attitude coutumière et nettement diversifié de tous les autres hommes. La moindre des figures secondaires, qu’un écrivain d’une imagination créatrice moins puissante n’eût jamais su tirer de l’ombre, se précise et s’anime, avec toutes les apparences de la vie, dans les romans de Tolstoï. Voilà pourquoi des livres comme Anna Karénine, Guerre et Paix, Résurrection nous apparaissent comme d’immenses épopées où s’agitent des multitudes, où palpite la vie d’un peuple. M. de Wyzewa n’a-t-il donc jamais réfléchi à tout cela, lui qui, tout le long du roman, supprime d’un cœur léger les épithètes évocatrices, les détails caractéristiques et pittoresques. Je prends un exemple entre mille. Deux soldats attendent Maslova dans le bureau de la prison. Pour M. de Wyzeva ce sont deux soldats, sans plus. Je lis Tolstoï : l’un est un paysan de Nijni-Novgorod, il a le visage rouge, piqué par la petite vérole : quand Maslova est entrée, il a cligné de l’œil à son camarade, un Tchouvache aux larges pommettes. Il serait trop long de signaler toutes les omissions qui ont pour résultat de rejeter dans l’ombre les portraits si minutieusement tracés par Tolstoï des douze compagnes de Maslova. Mais en d’autres parties de la traduction se rencontrent des lacunes si considérables que je me reprocherais de n’en citer aucun exemple qui puisse donner la mesure de ces déformations du texte. Une élégante calèche a dû s’arrêter devant le convoi des déportés. De l’intérieur de la voiture un homme riche, sa femme, leur fils et leur fille — deux enfants, assistent au sinistre défilé. L’homme ne cesse d’invectiver son cocher qui n’a pas su fouetter ses chevaux et traverser à temps pour éviter à ses maîtres ce spectacle gênant. La femme, avec une moue de dégoût, se dérobe sous son ombrelle. Un agent de police, sollicité par ses habitudes de complaisance envers les gens de haut parage, a douté quelque temps s’il ouvrirait à la voiture un passage à travers la colonne. Bientôt il demeure immobile et respectueux, ayant confusément senti qu’on ne devait pas troubler la sombre solennité de ce cortège. Un vague effroi s’est emparé de la