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la disciplote
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de mourir inutilement, partit pour Médenine « réclamer » au chef de bataillon Pichot, commandant de place.

Nous étions campés sous le poste optique du Tedjerah ; du camp à Médenine il y avait environ 20 kilom. À Médenine, Demange alla trouver le commandant de place et le major.

Au major, Demange réclama contre l’usurpation de fonction du lieutenant Challoux s’arrogeant le droit de visiter les hommes malades et de leur infliger un traitement tel que la diète ; il voulut que le major l’examinât. Le major lui infligea une punition pour réclamation non fondée. Au commandant, Demange réclama pour tout le détachement : qu’on donnât le sel qui, depuis douze jours, manquait à l’ordinaire, et qu’on diminuât le temps de travail ; enfin Demange supplia le commandant de venir à l’improviste constater la nourriture et l’état des hommes du détachement. Le commandant lui infligea quinze jours de prison pour réclamation non fondée, avec injonction au lieutenant Challaux de le punir pour absence illégale. Puis, sans même lui faire donner une gamelle, le commandant donna ordre aux goums de le reconduire au camp du Tedjerah. Demange, exténué par l’effort qu’il venait de faire, ne pouvait plus marcher ; conformément aux ordres, on le fit traîner par les chevaux. Un cavalier en eut pitié, et, après lui avoir donné à manger, l’attacha en travers de sa selle.

Arrivé au camp, Challaux fit mettre Demange sous le tombeau, lui donna l’ordre formel de ne pas sortir de son guignol, de ne pas remuer, et, pour assurer l’exécution de ses ordres, mit un disciplinaire en sentinelle, le sabre-baïonnette au clair, avec ordre de s’en servir si Demange passait la tête ou s’agitait sous la tente.

« Pas de pitié, dit alors Challaux, pas de pitié : s’il s’échappe, c’est vous qui prendrez sa place… et c’est le tourniquet. »

Toute la nuit, on entendit s’échapper du tombeau où était enseveli Demange, l’affreux râclement de ses quintes de toux et les gémissements que lui arrachaient ses douleurs rhumatismales.

Le départ du Tedjerah pour la portion centrale eut lieu quelques jours après. Perclus de douleur, crachant ses poumons. Demange fit la centaine de kilomètres qui séparent Tedjerah de Gabès[1] avec son sac sur le dos, en tenue de campagne, au régime de la cellule, sans vin, une gamelle par jour, tous les deux jours seulement une avec viande. En arrivant à l’étape, il dressait son tombeau, l’expression n’était plus alors une métaphore. Le lieutenant Challoux défendit formellement de le secourir en aucune façon, soit en lui portant son sac, soit en lui donnant de la nourriture, et cela sous peine d’être mis en prévention de conseil en arrivant à Gabès. En arrivant à Metrech, Demange se fit porter malade, le lendemain seulement, on l’envoya

  1. À l’époque où celle affaire s’est passée — décembre 1896 — deux majors faisaient le service de Gabès : Gary, major de 2e classe, Sanlay, aide-major de 1re  classe. Je ne me souviens plus du nom du major de Médenine, mais avec la date il serait facile à l’autorité militaire de le retrouver.