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chances, emportées dans le grand tourbillon de la misère !… Après tout, je n’avais pas le choix, et cela vaut mieux que rien.


Ce n’est pas la première fois que je suis engagée en province… Il y a quatre ans, j’y ai fait une place… oh ! pas longtemps… et dans des circonstances véritablement exceptionnelles… Je me souviens de cette aventure, comme si elle était d’hier… Bien que les détails en soient un peu lestes, et même horribles, je veux la conter… D’ailleurs, j’avertis charitablement les personnes qui me liront, que mon intention en écrivant ce journal est de n’employer aucune réticence, vis-à-vis de moi-même et vis-à-vis des autres. J’entends y mettre au contraire toute la franchise qui est en moi, et, quand il le faudra, toute la brutalité qui est dans la vie. Ce n’est pas ma faute, si les âmes, dont on arrache les voiles et qu’on montre à nu, exhalent une si forte odeur de pourriture.

Voici la chose.

J’avais été arrêtée, dans un bureau de placement, par une sorte de grosse gouvernante, pour être femme de chambre chez un certain M. Rabour, en Touraine. Les conditions acceptées, il fut convenu que je prendrais le train, tel jour, à telle heure, pour telle gare, ce qui fut fait selon le programme.

Dès que j’eus remis mon billet au contrôleur, je trouvai, à la sortie, une espèce de cocher, à face rubiconde et bourrue, qui m’interpella :

— C’est-y vous qu’êtes la nouvelle femme de chambre de M. Rabour ?

— Oui, c’est moi.

— Vous avez une malle ?

— Oui, j’ai une malle.

— Donnez-moi votre bulletin de bagage, et attendez-moi là !…

Il pénétra sur le quai. Les employés s’empressèrent. Ils l’appelaient : « Monsieur Louis », sur un ton d’amical respect. Louis chercha ma malle, parmi les colis entassés, et la fit porter dans une charrette anglaise qui stationnait près de la barrière.

— Eh bien !… Montez-vous ?

Je pris place à côté de lui, sur la banquette. Et nous partîmes…

Le cocher me regardait du coin de l’œil. Je l’examinais de même. Je vis, tout de suite, que j’avais affaire à un rustre, à un paysan mal dégrossi, à un domestique pas stylé et qui n’a jamais servi dans les grandes maisons. Cela m’ennuya. Moi, j’aime les belles livrées. Rien ne m’affole comme une culotte de peau blanche, moulant des cuisses nerveuses. Et ce qu’il manquait de chic, ce Louis, sans gants pour conduire, avec un complet trop large de droguet gris bleu, et une casquette plate en cuir verni, ornée d’un double galon d’or ! Non, vrai, ils retardent dans ce patelin-là. Avec cela, un air renfrogné, brutal, mais pas méchant diable au fond ! Je connais ces types. Les premiers jours, avec les nouvelles, ils font les malins et puis après ça s’arrange. Souvent ça s’arrange mieux qu’on ne voudrait.