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Après l’interrègne de Claude, qui laissa la bonne machine de l’État marcher toute seule, Néron, neveu de Caligula, reprit la tradition. Caligula avait eu toutes les beautés du corps et toutes les audaces de la violence ; Néron eut tous les talents de l’esprit et toutes les séductions de l’art ; il eut des amis intimes et fut chéri du peuple. Leurs amours différentes suffisaient à les distinguer. Cesonia, la maîtresse de Caligula, était plutôt laide de visage, mais elle savait exciter le désir et flatter la luxure ; Néron aima Poppeia, la plus belle femme de son temps, auguste comme une déesse. La conception sociale de Néron était moins logique que celle de son oncle, mais combien plus spécieuse ! Alors que Caligula se comparait à Bacchus, l’Instinct-Dieu, Néron voulait être le Soleil et intellectualiser le peuple au lieu de l’abrutir. La société de l’avenir lui parut moins une arène de gladiateurs qu’un grand spectacle de chant et de déclamation, de mimes et de musique, une grande fête d’harmonies où toutes les facultés de l’homme trouvassent une équitable satisfaction ; on ne gagnait plus les faveurs en mangeant gaiement comme sous Caligula, mais en se livrant artistement à toutes les suggestions du désir : et sa furieuse persécution contre les chrétiens n’eut point d’autre source que sa haine contre des hommes qui prèchaient la chasteté et qui lui paraissaient anti-humains. Il ne sut jamais haïr ni les voluptueux ni les poètes ; il pardonna à Othon de l’avoir laissé pleurer toute une nuit à sa porte les caresses de Poppée et refusa de châtier les auteurs d’épigrammes qui l’attaquaient en plein théâtre. Il voulut que tous fussent heureux également ; c’est ainsi qu’il chercha vainement à supprimer tous les impôts, abolit la peine de mort et distribua au peuple des libéralités prodigieuses, jusqu’à des maisons, des terres et des îles. « Faisons en sorte de n’avoir plus rien en propre ! » telle était sa maxime favorite. Ennemi de toute guerre, il ferma le temple de Janus, fit périr l’illustre Corbulon, qui représentait l’esprit militaire. Exaspéré de trouver dans les classes éclairées le plus grand obstacle à ses rêves de liesse universelle, il devint leur ennemi comme Caligula, mais moins brutal ! Toujours inquiet et timide dans ses volontés, parce que trop intellectuel, il parut plus capricieusement cruel et fut tenu pour un monstre. Il rêva toujours d’accomplir ce que la mort avait interdit à son oncle : la destruction de Rome et l’anéantissement des classes réfractaires.

Il réalisa le premier de ces desseins, lorsque ses esclaves incendièrent par son ordre la ville de Jupiter Capitolin ; puis, il n’osa pas en maudire les ruines pleines de traditions et de souvenirs et se contenta de reconstruire à ses frais les quartiers populaires qu’il fit spacieux, réguliers et salubres. Sa guerre contre le patriciat et ses dieux fut une lutte de tracasseries et de vexations : il souillait les statues et forçait les hommes à se prostituer au lupanar ou au cirque ; à la fin, il omet le nom du Sénat dans les actes. Toujours utopiste, il ne sut répondre aux révoltes des armées, qu’il n’occupait