Page:La Revue blanche, t13, 1897.djvu/383

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passe qu’avec de grandes difficultés, les indigènes de toutes ces côtes étant devenus ennemis des européens depuis que l’amiral anglais Hewest a fait signer à l’empereur Jean du Tigré un traité abolissant la traite des esclaves, le seul commerce indigène un peu florissant. Sous le protectorat français, on ne cherche pas à gêner la traite. N’allez pas croire cependant que je sois devenu marchand d’esclaves ! Les gens de la route sont les Dankalis, pasteurs bédouins et musulmans fanatiques. Ils sont à craindre… Une fois la rivière Harwache passée, on entre dans les domaines du puissant roi Ménélick. Là, ce sont des agriculteurs chrétiens ; le pays esttrès élevé, jusqu’à 3,000 mètres au-dessus de la mer ; le climat est excellent ; la vie est absolument pour rien ; tous les produits de l’Europe poussent ; on est bien vu de la population. »

En dépit des soins apportés, l’expédition subit de fâcheux contretemps. C’est que, dans ces pays, quelles que soient la prudence et la patience qu’on y emploie, la moindre entreprise est sujette à des désastres, à cause de routes impraticables et semées de dangers de toute sorle aussi bien que par la faute du climat fiévreux.

Cependant, au bout de six mois, la caravane est organisée. Mais voici qu’au moment du départ, l’associé de Rimbaud, M. Labatut, tombe gravement malade et est obligé de retourner en France ; puis, c’est Paul Soleillet, devant ensuite accompagner Rimbaud, qui meurt subitement à Aden. Et Rimbaud est obligé de partir seul avec ses chameaux, ses mulets porteurs d’armes de guerre.

Après six mois de marche dans des contrées impossibles, parmi des broussailles et des bois de mimosas peuplés de bêtes féroces, suivant parfois les sentiers des éléphants, il n’arrive à Antotto que pour y subir déboires sur déboires. D’abord, Ménélick lui refuse une forte part de ses fusils ; puis, il lui faut payer deux fois les dettes de son associé, M. Labatut, qui vient de mourir en France ; enfin, ayant à grand peine réussi à sauver ce qu’il avait mis dansl’afi’aire, il remonte au Caire pour s’y reposer des horribles fatigues qu’il vient de subir sans fruit, et il s’y constate grisonnant et tourmenté par d’affreux rhumatismes, a la sensation que son existence périclite.

« Figurez-vous, — écrit-il — comment on doit se porter après des exploits du genre des suivants : traversées de mer en barque et voyages de terre à cheval, sans vivres, sans vêtements, sans eau, etc., etc. Je suis excessivement fatigué, je m’ennuie à mort ; je n’ai rien à faire, j’ai peur de perdre le peu que j’ai. Figurez-vous que je porte continuellement dans une ceinture quarante et des mille francs d’or : ça pèse une vingtaine de kilogs et ça me donne la dysenterie. Pourtant je ne puis aller en Europe, pour bien des raisons ; d’abord je mourrais en hiver, ensuite je suis trop habitué à la vie errante, libre et gratuite, enfin je n’ai pas de position. Je dois donc passer le reste de mes jours à errer, dans les fatigues et