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lui-même ! lui qui était beau, lui qu’on aimait ! Plus éclatant que tous les rêves de la terre, plus radieux que tous les azurs du ciel, en une forme vivante il tenait et embrassait le monde… Aux lèvres d’une femme buvant la joie de l’Univers…

Elle lava de baisers la suie des mauvais rêves.

Il l’entraîna là-bas, hors la ville, chez lui.

Et dans l’ombre bordée de sinistres choses vagues, champs pelés, lugubres masures, et les fantômes errants des arbres dénudés, — il fut bon d’avoir peur et d’avoir froid un peu, pour se mieux protéger, chauffer, serrer, pelotonner, Jean ayant fait de ses deux bras une aile sure, où s’abritait le nouveau petit être qu’elle était.

— Oh ! que c’est triste, ici ! Où donc t’es-tu niché !

Mais déjà loin, la ville. C’était la demeure, la porte. Elle avait une seconde hésité.

— Chérie, avait-il dit…

Il était entré le premier. Il ne fit pas de lumière, l’attendit dans le noir. Et comme elle ne venait pas, il retourna vers elle et ouvrit grand les bras.

Elle s’y jeta, comme on se jette à la mer. On se jette, on plonge, une seconde ! volupté de vertige et de froid, — l’on revient, flottant et nageant doucement, bercé, caressé, léché par les vagues…

Il l’emporta, sans presque la toucher…

Il l’envola dans un baiser, ne la posa que là-haut, sur les draps blancs, comme sur l’autel…

Et ayant allumé les cierges, se prosterna.

Depuis des siècles, vers une vague Terre Promise, où le ciel serait pur, où l’on aimerait librement, où l’on ne saurait l’envie, le travail ni la misère, — on allait…

On allait, en se disant : c’est là un rêve.

Oui, les puissants, les faiseurs de lois, les garde-barrières de la bien close société, se chargeaient de réveiller durement de ce rêve-là les malheureux que le long des routes épuisantes, le hasard, la fatigue feraient s’y endormir…

Mais pourquoi — rêve ?

Un rêve… N’en est-il pas de bons ? Et tout le cauchemar du reste de la vie, quel droit de plus a-t-il à la réalité ?

Cela, la réalité. Mais sur l’homme endormi dans le travail profond, qu’une douce main se pose même sans tout à fait le réveiller, il connaîtra de suite son rêve pour un rêve, et s’il sait que sa léthargie pèse sur lui si lourd qu’il ne la soulèvera pas, il sent que celte torpeur n’est pas toute la vie ; — esclave enfoui dans la caverne et attaché, à qui il n’est permis de voir des vivants que l’ombre, et qui ne peut se remuer, parler, mais peut comprendre ! et a compris que le noir miséreux qui l’entoure n’est pas tout l’uni-