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Maintenant courbe le front. D’aujourd’hui, tu n’es plus un homme.

La nuit est froide, le ciel noir, la gare lointaine, et Paris flambe ses habituelles lueurs, crie l’uniforme rumeur des jours de tristesse et de joie ; Paris roule, Paris chante pleure et mugit, fracas riant si cher au cœur de qui y est né, fanfare des rues natales, bruissement de bon souvenir !

Mais la boue colle aux pieds et la brume englue l’âme, et les rues, longues comme un visage attristé, semblent crier : reste !

Les conscrits se ruent en chantant.

Quelle joie pour eux : quitter la vie !

Durs seront les jours qui viennent. Mais ils passeront ; alors les regrettera-t-on ? Jamais ! Dans toute leur vie c’est la seule échappée. Vers l’ennui, la douleur, la contrainte, c’est bien vrai, ils s’en vont, mais vers une autre contrainte et vers une autre chose d’ennui et de douleur ! — Ils ont raison de chanter en partant, les conscrits.

Ils s’en vont. Voyez-vous partir les conscrits de France ? Ce sont les amoureux qui partent, belles filles ! Et c’est aussi le temps de s’instruire qui s’en va ; c’est l’énergie des entreprises futures, tout l’espoir ! l’activité de la race part. C’est sa pensée, c’est sa révolte… On les enfourne. Plein des wagons il y en a. C’est l’avenir de la France, c’est son génie…

Qu’en va-t-on faire ? Rien. Des tours, des petites histoires. C’est pour passer le temps. Trois ans ! Le meilleur temps. Trois ans ! Les plus utiles.

On a reçu la tonsure, enfile la casaque ; est-on moine ou forçat ? Quelque chose comme ça doublé d’un homme de peine. Même on peut parvenir à être domestique. Être ? Non ; l’on n’est plus.

On a crié : Demi-tour ! on a tourné. Marche ! on a avancé. Brute ! imbécile ! feignant ! L’on n’a pas répondu.

On couche à côté de gens venus de l’ouest de la France, qui ne savent pas le français, croient en Dieu, ne se lavent pas.

Il y a des riches, dont l’argent et la jeunesse pourraient, ailleurs, se mêler à la transformation du monde qui s’accomplit. Bah ! ils vivront de leurs rentes au beau pays de France. Ils ont assez agi : ils ont été soldats.

Il y en a d’autres qui chantent des refrains et qui ont l’ambition d’être nommés caporaux.

On vous tend un fusil… — Je sais ! si vous voulez… — Mais on vous donne une arme, on ne donne pas à vous battre. Non. Ah ! si l’on se battait !… Mais non. Depuis longtemps !

Alors, on ne fait rien.

On ne savait pas la paresse. On l’apprend.

Il y en a qui ont de l’argent. On boit. On apprend cela.

Et l’on ne fait rien.

Il y avait ainsi dix-huit cent vingt-cinq jours…

Et voilà que c’est passé, et que toute la jeunesse, de même, s’est passée.