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LA REVUE BLANCHE

On ne saurait trouver contraste plus compléta l’art de M. Ghéon, esthétique et procédés, qu’en celui de M. Sébastien-Charles Leconte dont le poème l’Esprit qui passe est le début non sans éclat. Pour M. Leconte tout est littérature, dans le plus noble sens du mot ; c’est-à-dire que tous les phénomènes ambiants ne l’intéressent qu’au tant qu’ils sont contingents à l’homme, qu’ils ont été réfractés par l’intelligence humaine, et sont devenus matière d’art. M. Leconte semble de ceux pour qui tout n’est qu’un rctlet de l’intelligence.

L’homme crée le paysage où il respire ; il influe sur lui beaucoup plus qu’il n’en ressent les influences. — Théorie respectable si elle n’est point excessivement poussée. M. Leconte déclare voir les choses à la clarté de la renaissance ésotérique. — Renaissance ésotérique, c’est un bien gros mot.

Mais enfin, cette façon de voir, si elle n’a pas l’avantage d’imposer d’incontestables vérités, ne fait pas défaut à un artiste en quête d’hypothèses élevées et intéressantes à développer. Naturellement il y a deux sortes d’ésotérisme, nn qui court les rues, voisine avec des spiritismes quelconques et fait, de concert avec eux, le boniment, et il y a celui des poètes, qui, si l’on ne veut point nous le présenter comme une science nouvelle, peut être charmant d’illusions voulues et de raccourcis synchroniques imprévus. J’ai goûté beaucoup, malgré un luxe peut-être trop apparent d’indications, typographiques, la préface de M. M. Leconte. Elle dit ce qu’elle veut dire — quoi ? — que les poètes sont dans le monde des Autres, qu’ils en sont les rois, — et cette phrase : « Elle est, cette royauté, plus affirmée encore par la haine qui monte vers le voyant inconnu, pauvre et méprisé que par racelamation qui salue le maître dompteur du verbe et vainqueur de l’indifférence et de l’ignorance humaines », cette phrase est juste, fière et noble, et bien d’un poète. Évidemment d’autres artistes la diraient en d’autres ternies, mais tout le monde, je crois, en admettra le fond. C’est le cas de plusieurs des phrases de préface et des strophes du poème de M. Leconte.

Le sujet de ce poème, car l’Esprit qui passe est bien une sorte d’épopée à la fois enchaînée et variée, c’est-à-dire composée de poèmes simplement juxtaposés d’après une unité de sujet, de rythme et de mouvement, en somme la forme actuelle du poème, ce serait la vie en un poète de l’Esprit, se cherchant dans le Passé pour prendre conscience de lui-même.

Et cet Esprit, qui est celui du poète, généralisé autant que possible et restant en môme temps très particulier et celui propre du poète qui nous occupe (comment pourrait-il en être autrement ?) parcourt des cycles de mémoire, les mythes de l’Edda ou des Nibelungen, vus d’après une influence wagnérienne franchement reconnue d’ailleurs au liminaire du livre, mais aussi d’après une interprétation personnelle, puis la Méditerranée avec une théorie brillante de reines et d’impératrices, puis les fastes et les puis-