Page:La Revue blanche, t13, 1897.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

confiance dans la vie a disparu ; la vie elle-même était un problème. Il ne faut pas croire que l’on soit nécessairement devenu pour cela un être ténébreux, un oiseau de nuit ! L’amour même de la vie est encore possible — seulement on aime autrement… c’est l’amour pour une femme qui nous inspire des doutes…

II

Une chose absolument étrange : derrière un premier goût, nous en avons un autre, — un second goût. De tels abîmes et de l’abîme du grand soupçon, on voit resurgir l’homme avec une vie nouvelle, dépouillé de sa vieille peau, plus chatouilleux, plus méchant, avec une perception plus fine de la joie, avec une langue plus délicate pour toutes les bonnes choses, avec des sens plus joyeux, avec une seconde et plus périlleuse innocence dans la joie ; il réapparaît à la fois plus enfant et cent fois plus raffiné qu’il le fut jamais.

Oh ! maintenant, combien vous répugne la jouissance, la grossière, sourde et obscure jouissance comme la comprennent les jouisseurs, nos « gens cultivés », nos riches et nos gouvernants ! Avec quelle malice prêtons-nous l’oreille à tout ce tam-tam forain au milieu duquel l’homme cultivé et les grandes villes se laissent aujourd’hui violenter par l’art, par le livre, par la musique, qui emploient des philtres spirituels pour les contraindre aux « jouissances spirituelles » ! Combien ces clameurs théâtrales de la passion nous font mal aux oreilles, comme tout le tumulte romantique, le désordre des sens, qui plaît à la populace cultivée, comme toutes ses aspirations vers l’élevé, le sublime, l’amphigourique, comme tout cela nous est devenu étranger ! Non, si nous, les guéris, avons encore besoin d’un art, c’est un art tout autre — enjoué, léger, fugitif, sans inquiétude divine, un art divinement artificiel qui, comme une pure flamme, brûle dans un ciel sans nuages ! Avant tout, un art pour artistes, uniquement pour artistes ! Ensuite nous nous comprenons mieux sur ce qui en constitue la première nécessité : la sérénité, toute sérénité, mes amis !… Il y a quelque chose que nous savons trop bien, nous les savants : oh ! comme nous apprenons désormais à bien oublier, à bien ignorer, comme artistes !… Et quel est notre avenir : on ne nous retrouvera guère, suivant le chemin de ces jeunes Egyptiens qui, la nuit, infestent les temples, embrassent les statues et veulent dévoiler, découvrir, mettre en pleine lumière, tout ce qui pour de bonnes raisons est tenu caché. Non, ce mauvais goût, cette volonté d’atteindre la vérité, « la vérité à tout prix », ces transports d’adolescents dans l’amour de la vérité, nous rebutent, en outre nous sommes trop éprouvés, trop sérieux, trop gais, trop endurcis, trop profonds… nous ne croyons plus que la vérité demeure la vérité, quand on lui arrache son voile, — nous avons assez vécu à croire cela… aujourd’hui c’est pour nous affaire de convenance qu’on ne veuille pas voir toute chose dans sa nudité, ne pas se trouver présent partout, ne pas tout comprendre ni tout savoir »[1]. Tout comprendre c’est tout mépriser. « Est-il

  1. En français dans le texte.