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Nietzsche contre Wagner


À l’heure où nous donnons ces fragments, les représentations du « théâtre de Wagner » à Bayreuth reprennent suivant le rite et la solennité accoutumés.

Nietzsche écrivit ou plutôt réunit les pages suivantes quelques mois avant qu’il subît les premières atteintes du mal terrible où son admirable intelligence a sombré. Elles devaient faire suite au Cas Wagner et parurent pour la première fois vers le milieu de décembre 1888 à Turin. Nous donnons ci-dessous l’avant-propos qui indique la façon dont ce petit écrit fut composé. Comme il est fait de passages empruntés aux œuvres antérieures, nous avons supprimé, afin de donner de l’absolument inédit, les fragments tirés d’Au-delà du bien et du mal dont il a été donné récemment une traduction. L’œuvre, malgré l’ironie latente qui court dans toutes les lignes, prétend à une portée plus haute que le Cas Wagner, ainsi qu’en témoigne une lettre de Fr. Nietzsche à son éditeur M. Naumann : « J’ai écrit le Cas Wagner qui est une petite drôlerie, aujourd’hui je parle sérieusement. »

AVANT-PROPOS

Les chapitres suivants ont été, non sans précaution, tirés de mes anciens écrits — quelques-uns remontent à 1877, — rendus peut-être en quelques endroits plus intelligibles, avant tout abrégés. Lus à la suite ils ne laisseront aucun doute ni sur moi ni sur Wagner : nous sommes antipodes. On y verra en outre que c’est un essai pour psychologues, mais non pour Allemands… J’ai partout mes lecteurs, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Copenhague, à Stockholm, à Paris, à New York, — je n’en ai pas dans le plat pays de l’Europe, en Allemagne. Et j’aurais peut-être aussi un mot à dire à l’oreille, à Messieurs les Italiens que j’aime autant que je puis aimer… Quousque tandem Crispi… Triple alliance ! Un peuple intelligent ne fait jamais avec « l’Empire » qu’une mésalliance.

Friedrich Nietzsche

Où j’admire

Je crois que souvent les artistes ne savent pas ce qu’ils peuvent le mieux : il sont pour cela trop vains. Leur idée est tendue vers quelque chose de plus relevé que de se manifester comme de petites plantes neuves, rares et belles qui savent se développer dans leur réelle perfection sur le sol qui leur est propre. Ils estiment faiblement les derniers produits de leur propre jardinet et de leur vignoble : leur amour et leur intelligence ne sont pas du même ordre. Voici un musicien qui plus qu’aucun autre est maître dans l’art de trouver des accents pour exprimer les souffrances, les oppressions et les tortures de l’âme et aussi de donner une langue à la désolation muette. Il n’a pas d’égal pour rendre les colorations