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doivent être situées ainsi que les précédentes dans la sphère du monde passionnel ; car elles n’en franchissent les limites et leur plus haut effort, allant à supprimer cette attitude de la vie, ne sait pas lui substituer une attitude nouvelle. Elles remplissent leur rôle de religions en ce qu’elles offrent à l’individu un refuge hors la Vie, mais le moyen qu’elles préconisent n’est qu’un expédient, la porte qu’elles poussent n’est qu’une porte dérobée ouverte à des comparses qui ne prendront pas part au dénouement du drame biologique.

b. La religion de l’Intellect.

L’attitude intellectuelle, au contraire, est la posture prise par la Vie, parvenue à son apogée, pour s’abolir en une éclipse définitive. Elle consacre la transformation en joie spectatrice de toute joie active défaillante. Ainsi, elle se déploie au-delà de la région des actes.

Elle est dans la série des phases successives de l’évolution biologique et, dans cette série, elle occupe un rang déterminé, le dernier. Elle est le terme naturel de la Vie, la forme ultime et la plus haute du Mensonge vital. Car c’est encore un Mensonge vital, un don suprême de la Folie, ce plaisir visuel qui, se manifestant en la joie causée par le spectacle, maintient la réalité du spectacle. Il est le dernier support de la conscience de l’Univers. Que s’évanouisse ce plaisir, et voici la volonté spectatrice qui, ayant absorbé en elle toute la sève de la volonté en acte, va tomber à l’indifférence. Il n’est plus de sensation pour susciter la perception, pour en éveiller le sujet, et la Vie n’étant plus divisée avec elle-même, étant résorbée tout entière dans le Regard, va s’éteindre avec ce Regard flottant solitaire sur le vide et qu’aucun objet ne détermine plus.

On ne saurait se préoccuper ici de rechercher par quelles voies il est possible de s’élever à la pratique de la religion intellectuelle. Le souci de conseiller et de prescrire incombe aux autres religions qui n’ayant pas dépassé la région de la volonté en acte ont adopté une attitude morale et croient que les individus ont quelque pouvoir pour diriger eux-mêmes leur évolution. Mais, du point de vue qui est le nôtre, l’attitude intellectuelle est, au même titre que les autres états de la Vie, un moment particulier d’une croissance naturelle : une plante pousse droite vers le ciel, ou sa tige s’atrophie ou se tord en une irrémédiable déviation.

Notre rôle se borne donc à décrire l’état intellectuel, à indiquer à quel signe il peut être reconnu. Or de même que la Vie, pendant qu’elle traverse la période du besoin, et tandis qu’elle s’affine en sa phase passionnelle, donne naissance aux commerces, aux industries, aux sciences, aux constitutions politiques, aux religions sociales, — elle se traduit aussi, au cours de la période intellectuelle, par une manifestation extérieure ; cette manifestation est le phénomène artiste.

L’œuvre d’art proclame en effet de la façon la plus claire la métamorphose de la volonté en acte en volonté spectatrice. Elle annonce que l’attitude du désir a fait place à une attitude contemplative. Elle consacre le triomphe définitif de l’Imagination