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samment. Il faut bien tuer les heures jusqu’au coucher. Par chance, mes camarades ont des goûts à peu près pareils. L’un opère sur les langues chaldéennes, l’autre sur les égyptiennes, deux autres sur les celtiques. Nous avons ainsi un sujet commun pour grouper nos esprits et nos conversations.

— Monsieur est Européen, et visite la Dictature, comme hôte du Conseil, dit Théa.

— Eh bien, Monsieur, je suis aise de vous souhaiter la bienvenue, reprit le souffleur de bouteilles. Le phonographe nous avait appris votre voyage. Je comprends qu’il vous étonne d’entendre de tels propos. Mais quoi ? N’avez-vous pas le service militaire obligatoire, en Europe ? Ne vous faut-il pas, à certains moments, faire le cavalier de 2e classe dans une caserne ? Garde d’écurie, vous nettoyez les crottins, vous astiquez les selles et les brides, vous décrassez le cheval. Cela ne vous empêche point, le soir, de lire une revue littéraire. Nous faisons du service social pendant vingt années, comme vous faites du service militaire pendant trois années. Voilà tout. Ce n’est pas plus abrutissant, et l’art de Produire élève l’esprit tandis que l’art de Détruire l’abaisse. Tous les trimestres nous jouissons d’un congé de quinze jours. Je vais utiliser ce loisir à Minerve.

— Je vous admire, dis-je, un peu stupéfait.

— Ne m’admirez pas. Je suis un parmi quinze millions d’humains. Pensez que dès l’âge de sept ans, au collège, j’ai appris, en même temps que mes déclinaisons latines, les mystères de la verrerie ; que j’ai su, le même mois, traduire Sophocle à livre ouvert, et souffler une bouteille de deux tiers de litre ; qu’au lycée j’ai appris la transformation calorique du sable en verre, les raisons chimiques et physiques de cette transformation, à l’époque même où l’on m’initiait au sanscrit, à la trigonométrie, et aux règles du canotage sur fleuve ; qu’au gymnase je connus l’histoire de l’industrie verrière concurremment à celle des philosophies, et à l’équitation ; qu’à l’Université les adaptations sociales du verre aux serres de culture ; au pavage des intérieurs, à la construction des lentilles télescopiques me furent enseignées par les mêmes professeurs me prêchant les principes de l’astronomie, les théorèmes de l’économie générale, et la psychologie des foules, sans que, pour cela, il me fût permis de délaisser les écoles de tir, ni la manœuvre de la voile sur les fleuves, ni les initiations amoureuses que les jeunes mères rétablies dispensent aux adolescents, dans notre ville de Vénus.

— Voilà une éducation complète !

— Heu, heu ! Ce n’est pas encore divin, mais, en cinquante ans, le pays est parvenu à installer dans les mœurs cette vérité, que le plaisir c’est Savoir, que l’honneur c’est Produire, que la honte c’est Détruire. Nous avons fait quelques pas.

— Ces dames reçurent-elles la même instruction ?

— Pas absolument, répondit Théa. Nos connaissances littéraires et esthétiques sont développées surtout au détriment des sciences pures. Nous savons peindre, sculpter, construire le plan d’un édifice, écrire une symphonie sans faute, jouer la comédie, la tragédie, danser selon les traditions antiques, et