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Ils ont vu toute une population sans armes surprise et bloquée par une foule sauvage officiellement armée et poussée à assouvir pleinement des instincts d’une férocité fantaisiste ; ils ont vu les charrettes remplies de cadavres mutilés et de blessés passer par les rues en plein jour, conduites par des hommes de police, triomphales. Ils ont vu aussi la lâcheté de certains Levantins et Européens abâtardis regardant avec indifférence et presque avec complaisance, parfois même avec une nuance d’ironique admiration, ces scènes de préhistorique carnage. Ils ont vu l’ambassade d’Allemagne fermer franchement ses portes aux fuyards arméniens qui voulaient s’y réfugier…

Mais ils disent aussi la vaillance désespérée, la folle audace des révolutionnaires arméniens, qu’ils admirent, malgré toutes réserves qu’ils soient poussés à faire sur leur conduite qui fut cause du massacre. L’attaque de la Banque ottomane leur paraît un coup de maître, leur semble un relèvement de la valeur morale de la race qu’une série de massacres faciles avait déshonorée. Ils racontent partout une épopée qui s’est passée à Psamatia et qui, bien qu’aussi forte et plus touchante que l’affaire de la Banque, est restée dans le plus injuste silence. Psamatia était un des points capitaux du vaste plan que les révolutionnaires arméniens n’ont pu exécuter qu’en partie. Or, avant que la Banque ait été attaquée, Psamatia a, le premier, donné le signal.


Dans les trois étages d’une maison se trouvaient réunis les deux sœurs, la mère, le père et le frère d’un jeune professeur du nom de Missakian, ainsi qu’un groupe de jeunes Arméniens, ayant à leur tête le maître d’école Arménak Knouni, chef de cette bande familiale. Dès le mercredi matin, 26 août, jour de l’attaque de la Banque, Knouni avait exalté ses amis par une allocution ardente, les jeunes filles avaient chanté une chanson révolutionnaire et tous s’étaient préparés à la mort. La bande se divisa en trois, et se posta à chaque étage, chacun ayant à sa disposition des revolvers et des bombes en grande quantité.

Au premier coup de feu, les soldats, les hommes de police et les gendarmes à cheval accoururent vers la maison, tâchant d’y pénétrer et d’écraser l’émeute. Les bombes, les balles pleuvaient sans trêve des trois étages ; les Turcs eurent des pertes considérables et personne ne pouvait s’approcher de la maison. D’innombrables balles avaient troué la façade sans atteindre un seul des manifestants.

Jusqu’au soir le combat a duré, acharné ; la mère et les deux jeunes filles chargeait les revolvers, donnaient les bombes, en lançaient elles-mêmes, et les hommes continuaient à grêler la mort sur les soldats qui arrivaient de plus en plus nombreux. Le soir, on a vu plus de cinquante charrettes remplies de cadavres de soldats turcs traverser Psamatia et se diriger vers le cimetière de Yédikoulé. Un moment, un capitaine turc est venu haranguer les manifestants en les suppliant de cesser ; Knouni lui a répondu qu’« à la conduite d’un sultan