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LA NOUVELLE REVUE

but : attirer les colons et en obtenir beaucoup d’enfants[1]. Il savait parfaitement que le paysan gallois, le tisserand du Lancashire, le petit commerçant londonien, vers lesquels il envoyait ses missionnaires, étaient doués de mauvais instincts en même temps que d’une certaine retenue et que leur présenter la débauche sous les couleurs de l’obéissance à la loi de Dieu était un sûr moyen de les attirer. Tout fut mis en œuvre, poésie, image, statistique, pour donner à l’Utah une physionomie paradisiaque. Les colons affluaient et se trouvaient naturellement déçus. Ils s’apercevaient (on s’était bien gardé de le leur dire) que la polygamie était la récompense de la richesse, qu’avant d’avoir plusieurs femmes, il fallait posséder de quoi les entretenir. Ils se mettaient alors à travailler en vue d’acquérir les moyens de contracter les noces multiples auxquelles on les avait conviés. Cela répondait aux vues du prophète qui, en en homme pratique, jetait par-dessus bord les doctrines compliquées de Smith et cyniquement disait : « Le premier devoir d’un vrai mormon, c’est de savoir comment on fait pousser un légume et comment on nourrit un porc. » Young s’était réservé le droit d’autoriser le mariage ; il avait inventé une autre institution si l’on peut ainsi dire : c’était le mariage avec les morts. Une femme pouvait, par son ministère, être unie à un mort et s’assurer par là, pour l’éternité, une place glorieuse aux côtés de l’élu dont elle prenait le nom. Mais comme il fallait que l’union charnelle fût consommée, Young se chargeait de désigner l’heureux mortel qui devait en la circonstance remplacer l’époux défunt. Cette digression était nécessaire pour faire comprendre ce que devint le mormonisme entre les mains de son deuxième grand prêtre : un simple haras humain. Ce n’était pas ce qu’avait voulu Smith et une église mormone subsista longtemps en dehors de l’Utah, église qui n’admettait ni la polygamie, ni « l’obligation de savoir nourrir un porc », mais dont les fidèles se berçaient de rêveries mystiques et se transmettaient des secrets consolants. Il y eut beaucoup de Smiths, beaucoup de Mormonismes. Les religions les plus étranges, les plus maladives, les plus embrouillées, se fondèrent, laissant

  1. Il avait encore une arrière-pensée pour l’avenir. Quand les enfants des premiers Mormons, devenus grands, voudront rentrer dans la vie normale, ils s’apercevront qu’aux yeux des autres hommes ils ne sont que des bâtards et que la civilisation place sur leur route des obstacles sans nombre dont la crainte les retiendra dans l’Église mormone… Brigham Young avait vraiment du génie, mais un génie satanique.