Page:La Nouvelle Revue - 1899 - tome 117.djvu/674

Cette page a été validée par deux contributeurs.
677
LE ROMAN D’UN RALLIÉ

professiez une si haute estime pour M. Carnot. Sans doute il a beaucoup de mérite et de dignité. Je me demande pourtant si vous n’exagérez pas un petit peu, en augurant ainsi de son rang dans l’histoire. Croyez-vous que Casimir-Périer ou Dupuy, ses successeurs éventuels au cas où il ne se représenterait pas, gouverneraient moins bien que lui ? » — « Ils devront en tous cas, répond Étienne, se conformer aux traditions qu’il a établies et le cas échéant, je leur souhaite d’avoir autant de force morale à dépenser qu’il en a eue, lui, par exemple l’année dernière, pendant le Panama ». — « Enfin, conclut Vilaret, il va à Lyon la semaine prochaine, visiter l’Exposition ; il doit y prononcer un grand discours et ne pourra éluder la question du renouvellement de ses pouvoirs. Nous verrons si vous êtes tombé juste. — Si oui, ajoute-t-il en riant, je penserai que vous avez décidément le flair politique et je me consolerai de m’être trompé sur le compte du Président en songeant que je ne me suis pas trompé sur le vôtre ». — « Et vous m’offrirez, dit Étienne riant aussi, un portefeuille dans le prochain cabinet Vilaret ? » — « Hum ! fait l’autre avec une inquiétude moitié vraie, moitié feinte, un portefeuille timbré d’une couronne de marquis ! C’est pour le coup que Goblet dénoncerait la grrrrrande trahison opportuniste ».

Cependant les audiences ont commencé et s’expédient rapidement. Le général, le journaliste impatient et le comité de l’Exposition militaire ont déjà passé. L’huissier ouvre la porte et appelle « Monsieur Vilaret, député des Côtes-du-Nord ; monsieur le marquis de Crussène ». L’architecte tressaute dans son fauteuil et regarde Étienne d’un air furibond. « Qu’est-ce que ces échappés de Coblence viennent faire ici ? » dit-il entre ses dents. L’échappé de Coblence et son compagnon traversent le salon des aides de camp et le cabinet du secrétaire général et une seconde fois l’huissier annonce leurs noms à l’entrée du cabinet présidentiel, vaste pièce blanche de style empire qui se termine en rotonde : une magnifique table de travail fait face aux fenêtres par lesquelles on aperçoit toute la perspective du jardin avec ses pelouses et ses ombrages. Quelques livres, des annuaires et un journal sont posés sur cette table contre laquelle, après avoir accueilli ses hôtes, le Président vient s’asseoir dans la position familière qu’a popularisé le portrait de Chartran. Une conversation de quelques minutes s’engage. Vilaret en présentant Étienne, a mentionné son récent voyage en Amérique et M. Carnot lui demande des détails sur