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la sentait près de lui : la distance qui les séparait, n’existait plus, sa vue seule lui manquait.

Ce ne fut pas elle qui vint, ce fut une petite brune, gentille, délurée, avec des yeux vifs, l’air aimable et bon, et une certaine distinction parisienne dans la toilette et les manières. « Je vous ai fait attendre, dit-elle, en s’asseyant souriante : c’est que votre Izeul finit plus tôt que les autres théâtres ; ça repose Sarah de jouer une pièce courte !… Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes là ? » — « Non, dit Jean : dix minutes à peine », et il présenta son ami. Étienne vivait double ; il savait qu’il était chez Maire, qu’on venait de poser devant lui une assiette d’huîtres et d’apporter du champagne frappé, que les tziganes allaient jouer et que cette femme s’appelait Henriette. Il se souvenait très bien de l’avoir vue déjà, il y a deux ans, soupant dans un autre restaurant du boulevard, en compagnie d’un des jeunes abrutis qu’il avait rencontrés tantôt, allant faire un bésigue à l’Agricole. Mais pendant que s’inscrivaient en lui ces sensations banales, son âme planait haut, haut, dans des espaces insondables, à travers des éthers infinis, et Mary s’y trouvait avec lui. Il avait laissé en bas tous les détails de l’existence accoutumée et il avait emporté là-haut tout ce qu’Izeyl avait soulevé en lui d’espoir, de force et d’amour.

Le chef des tziganes ayant rassemblé ses hommes d’un coup d’œil et ayant fait passer en eux un peu de la flamme qui s’allumait déjà dans sa prunelle, leva son archet et le concert commença. Il y avait dans le salon, un jeune Hongrois blond, la barbe en pointe, les yeux bleus très clairs, le sourire extatique qui, tout à l’heure, sans les connaître, était venu leur parler familièrement dans leur langue natale. Et tournés vers l’angle où il était assis, le regardant par instants et cherchant sur son visage, l’effet de leurs mélodies, les tziganes jouaient pour lui seul, tout autre chose que les valses accoutumées. Le mur du restaurant avait disparu ; ils voyaient la pousta sans limites, les mirages de midi, l’ombre des nuages courant sur les herbes et le vol des grands oiseaux dans le ciel vide. Leur jeu s’anima encore quand le chef, par hasard, se fût aperçu de quelle façon Étienne les écoutait. Celui-là n’était pas hongrois certainement, mais il eût mérité de l’être… et ils l’acceptèrent comme un compatriote en harmonie. La sensibilité musicale des peuples du midi est à fleur de peau : celle des peuples dont les ancêtres ont rêvé dans les bois solitaires ou sur les landes tristes, s’enfonce au delà des chairs jusque dans la moelle des os.