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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

gens qu’il connaissait : ils arrivaient par le cours la Reine et le hélèrent de loin avec des exclamations joyeuses. Quand ils furent près de lui ils lui secouèrent la main avec toute l’apparence de la plus vive amitié ; après quoi tous quatre se regardèrent n’ayant rien à se dire. « Tu ne viens pas à l’Agricole ? interrogea enfin l’un d’eux. Nous allons faire un petit bésique » Le Cercle Agricole dressait en face d’eux sur l’autre rive de la Seine sa somptueuse rotonde. Étienne y allait plus volontiers qu’au Jockey ; il appréciait l’excellente bibliothèque du cercle et la faculté qu’avaient les membres d’inviter des amis à déjeuner et à dîner ; mais il évitait soigneusement l’heure insipide du bésigue. « Merci, répondit-il ; tu sais que j’ai une sainte horreur des cartes ! Je crois que j’irai plutôt à la salle d’armes. » — « Ah ! fit un autre, tu es de la gomme athlétique, toi. Eh bien, tu aurais dû venir au cercle hier. Il y avait une discussion entre Harnois, tu sais, le grand Harnois… et Champelin, celui qui est avec la petite Irma, des Folies-Bergères ; mon cher, c’était roulant ». Étienne demanda quel était le sujet de la discussion. L’autre expliqua : « Harnois prétendait que le sport est un dérivatif, tu comprends ?… et que ça enlève certaines facultés… tu comprends ?… et Champelin disait au contraire que ça en donne et ils argumentaient avec des tas de détails… techniques ; là-dessus on s’est divisé en deux camps et tous les vieux bonzes qui étaient dans le salon de lecture sont arrivés pour dire leur mot ». Tous trois se gondolèrent à ce souvenir et celui qui avait parlé fut pris d’une quinte de toux à cause d’un corset qu’il portait depuis peu et auquel il n’était pas encore habitué.

À ce moment le vicomte d’Orbec survint et se mêla à leur groupe. C’était un homme d’une quarantaine d’années, veuf sans enfants, allant beaucoup dans le monde, confident de toutes les femmes, en sorte qu’on l’avait surnommé le « consolateur des affligées », aimable d’ailleurs et inoffensif. Il paraissait enchanté de rencontrer Étienne. « Enfin, s’écria-t-il, vous voilà revenu ! J’ai été trois fois chez vous depuis quinze jours, espérant toujours vous trouver. J’ai des choses confidentielles à vous dire ». Et il prit un air important. Ce que voyant, les bésigueurs s’en allèrent après de nouvelles poignées de mains aussi chaleureuses que les premières. D’Orbec pris le bras d’Étienne ; « Venez là haut » dit-il, en montrant les Tuileries que longeait le quai désert. Ils pénétrèrent par la petite porte ouverte dans la muraille de la terrasse à l’angle de la place puis, longeant l’Orangerie, ils marchèrent dans la direction