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bre d’Aratof, et, comme la veille, le trouva par terre, évanoui.

Mais il ne revint pas à lui comme la veille, quoi qu’on fît. Un transport au cerveau se déclara, compliqué d’une inflammation du cœur. Quelques jours plus tard, il était mort.

Une circonstance étrange accompagna ce second évanouissement. Quand on le coucha dans son lit, on trouva dans sa main droite fermée une petite boucle de cheveux noirs de femme. D’où venait cette boucle de cheveux ? Anna Séméonovna avait bien une pareille boucle qui lui était restée de Clara, mais pourquoi aurait-elle donné à Aratof une chose qui lui était si précieuse ? L’avait-elle mise par mégarde dans le journal de sa sœur, et l’y avait-elle oubliée ?

Dans son délire, Aratof se donnait le nom de Roméo après l’empoisonnement ; il parlait de son mariage accompli et réalisé, de la jouissance suprême qu’il connaissait à présent…

Bien affreux fut pour la pauvre Platocha le moment où Aratof, revenu à lui pour un instant et l’ayant aperçue auprès de son lit, lui dit :

— Tante, pourquoi pleures-tu ? De ce que je dois mourir ? Ne sais-tu donc pas que l’amour est plus fort que la mort ? Ce n’est pas pleurer, c’est se réjouir qu’il faut… se réjouir comme je le fais maintenant.

Et, de nouveau, sur le visage du mourant rayonna ce sourire de béatitude qui resserrait si douloureusement le cœur de la pauvre vieille.

Ivan tourgeneff.