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rarement. Quand le père mourut, elle vint pour deux jours, ne voulut rien de la succession, — elle était si désintéressée ! — et disparut de nouveau. Le séjour d’ici lui pesait, je le voyais bien. Elle ne nous revint que s’étant déjà faite actrice.

Aratof se mit à questionner Anna sur le théâtre, sur les rôles dans lesquels Clara avait paru, sur ses succès. Anna répondait en détail, et toujours avec la même tristesse, avec la même animation. Elle montra à Aratof une carte photographique qui représentait Clara dans un de ses costumes. Sur cette carte, elle regardait de côté comme si elle se fût détournée des spectateurs. Enroulée d’un large ruban, sa lourde tresse tombait comme un serpent sur son bras nu. Aratof considéra longtemps la photographie, la trouva ressemblante, demanda si Clara n’avait pas pris part à quelque lecture publique. Il apprit que non, qu’elle avait besoin de l’excitation de la scène… Mais une autre question lui brûlait les lèvres.

— Anna Séméonovna, s’écria-t-il enfin d’une voix peu élevée mais d’une singulière intensité d’expression, dites-moi, je vous en supplie, pourquoi s’est-elle décidée à cette terrible action ?

Anna baissa les yeux.

— Je ne sais pas, dit-elle enfin… Devant Dieu, je ne le sais pas, continua-t-elle avec véhémence, s’étant aperçue qu’Aratof avait écarté les deux mains en signe d’incrédulité.

— Dès son arrivée ici, elle était rêveuse, sombre. Quelque chose lui sera arrivé à Moscou que je ne puis deviner. Mais, au contraire, le jour fatal, elle était, sinon plus gaie, du moins plus calme que d’ordinaire. Moi-même je n’avais aucun pressentiment, ajouta Anna avec un amer sourire, comme si elle se le fût reproché.

— Voyez-vous, reprit-elle, on dirait qu’il était écrit que Katia serait malheureuse. Elle en était persuadée dès son enfance. Parfois elle appuyait sa tête sur sa main, le regard perdu devant elle, et disait : « Je ne vivrai pas longtemps ! » Elle avait des pressentiments. Imaginez-vous qu’elle voyait d’avance, quelquefois en rêve, quelquefois éveillée, ce qui devait lui arriver. « Vivre comme on veut, ou pas du tout ! » c’était aussi son mot. « Après tout, notre vie est en notre pouvoir ! » Et elle l’a prouvé.