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les livres, ne lisait que les pages où il était question d’amour. Elle ne voulait pas plaire, n’aimait pas les caresses, et pourtant n’oubliait jamais celles qu’elle avait reçues, pas plus que les offenses. Elle avait peur de la mort, et elle finit par se tuer elle-même. Elle disait quelquefois : « Je ne rencontrerai jamais un homme tel que je le veux ; et d’autres, je n’en veux pas. — Et si pourtant tu le rencontres ? demandait Anna. — Si je le rencontre, je le prends. — Et s’il ne se donne pas ? — Alors, j’en finirai avec moi-même, cela voudrait dire que je ne vaux rien. » Le père de Clara demandait quelquefois à sa femme : « De qui as-tu eu ce démon-là ? Pas de moi, certes. » Le père de Clara, voulant se débarrasser d’elle, l’avait fiancée à un jeune marchand très riche, mais fort benêt, quoique « civilisé ». Quinze jours avant le mariage, — Clara n’avait que seize ans, — elle s’approcha de son fiancé, les bras croisés en tambourinant des doigts sur ses coudes, — c’était son geste favori. Tout à coup, pan ! elle appliqua sa grande belle main sur la joue rose et rebondie du benêt. Il sauta sur ses pieds et ne put qu’ouvrir la bouche… Il faut vous dire qu’il était éperdument amoureux d’elle ! « Pourquoi ? » demanda-t-il. Elle se mit à rire et sortit de la chambre. « Je me trouvais là, ajouta la sœur, j’avais été témoin de la chose. Je courus après elle : « Katia, au nom du ciel, qu’as-tu fait ? » Et elle de répondre : « Si c’était un vrai homme, il m’aurait battue ; mais ce n’est qu’une poule mouillée. Et il demande encore pourquoi ! Si tu aimes et si tu ne veux pas te venger, alors souffre en silence et ne demande pas pourquoi. Jamais il n’aura rien de moi, jamais au grand jamais. » Naturellement, elle ne l’épousa point. Du reste, bientôt après, elle fit la connaissance de cette actrice et quitta notre maison. Ma mère pleura un peu ; mais le père se contenta de dire : « Chèvre rebelle, hors du troupeau. » Et il ne fit aucune démarche pour la retrouver. Mon père ne comprenait pas Clara. La veille de sa fuite, continua Anna, elle manqua m’étouffer dans ses embrassements. Elle répétait toujours : « Je ne puis pas, je ne puis pas autrement ; mon cœur se brise, mais je ne puis pas. La cage est trop petite pour mes ailes… Et puis, on ne peut pas éviter sa destinée. » Après cela, nous nous vîmes