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expliquer ; elle vous parlera et du théâtre et de toutes ces sortes de choses. Elle a de l’esprit, ma fille, elle est bien éduquée. Elle parle français, elle lit des livres, tout comme feu sa sœur. On peut dire qu’elle l’a élevée… vous savez, étant beaucoup plus âgée qu’elle, c’était une occupation.

Mme Milovidof s’éloigna. Resté seul avec Anna, Aratof répéta son petit discours. Mais, ayant compris du premier regard qu’il avait affaire à une personne bien élevée, il s’étendit un peu, employa d’autres expressions, et à la fin se sentit ému, rougit, et son cœur battit plus fort. Anna l’écoutait en silence, les mains posées l’une sur l’autre. Un sourire mélancolique ne quittait pas son visage. Une douleur amère, et non encore épuisée, se lisait dans ce sourire même.

— Vous avez connu ma sœur ? demanda-t-elle à Aratof.

— Non, à vrai dire, je ne l’ai pas connue. Je ne l’ai vue et entendue qu’une seule fois… mais il suffisait de la voir et de l’entendre une seule fois…

— Vous voulez écrire sa biographie ? interrompit Anna.

Aratof ne s’attendait pas à cette parole ; mais il répondit immédiatement :

— Pourquoi pas ? Il faudrait surtout faire connaître au public…

Anna l’arrêta du geste.

— Oh ! non, non ! le public ne lui a fait que trop de chagrin ; et puis, Katia commençait à peine à vivre. Mais si vous-même…

Anna regarda Aratof et sourit de nouveau du même sourire triste, mais un peu plus bienveillant cette fois. Elle semblait se dire : « Oui, tu m’inspires de la confiance. »

— Si vous vous intéressez tant à elle, permettez-moi de vous prier de venir ce soir après dîner. Je ne puis pas, comme cela, tout à coup… Je rassemblerai mes forces, j’essaierai… Ah ! je l’ai trop aimée !

Anna se détourna, elle était prête à sangloter. Aratof se leva rapidement de sa chaise, remercia, dit qu’il viendrait certainement, pour sûr, et partit en emportant dans son âme l’impression d’une voix douce et d’yeux sympathiques et tristes, et dévoré par l’anxiété de l’attente.