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Se dressant dans son lit, il alluma la bougie sur la table, mais ne se leva point, et resta longtemps assis, tout refroidi, regardant lentement à l’entour. Il lui sembla que, depuis qu’il était couché, il lui était arrivé quelque chose… que ce quelque chose s’était emparé de lui, l’avait envahi pleinement. Mais est-ce que ce serait possible ? murmurait-il avec une sorte d’égarement. Un pareil pouvoir peut-il exister ?

Il ne put rester dans son lit. Il s’habilla lentement et, jusqu’au matin, marcha dans sa chambre ; et, chose étrange, il ne pensait pas un instant à Clara ; il ne pensait pas à elle, parce qu’il s’était décidé à partir dès le lendemain pour Kazan.

Il ne songeait qu’à ce voyage, à la façon de le faire, à ce qu’il fallait prendre ; il se disait qu’une fois là il tirerait tout au clair et alors se tranquilliserait.

Si je n’y vais pas, pensait-il, je suis capable de devenir fou ! Il avait peur à cette pensée, il craignait ses propres nerfs. Il était persuadé que, dès qu’il aurait vu lui-même les choses de ses propres yeux, toute cette diablerie s’évanouirait comme son cauchemar de la nuit. Ce voyage ne prendra pas plus d’une semaine, et qu’est-ce qu’une semaine ?… Autrement je n’en serai jamais délivré !

Le soleil levant éclaira sa chambre, mais la lumière du jour ne chassa pas les ombres nocturnes qui s’étaient étendues sur lui, et sa décision resta inébranlable.

Platocha manqua avoir un coup de sang quand Aratof la lui communiqua. Ses jambes défaillirent au point qu’elle dut s’accroupir par terre.

— Comment, à Kazan ? pourquoi à Kazan ? murmurait-elle en écarquillant tout grands ses pauvres yeux myopes. Elle n’aurait pas été plus stupéfaite si elle avait appris que son Yacha allait épouser la boulangère du coin, ou qu’il partait pour l’Amérique. — Et pour longtemps, à Kazan ?

— Je serai de retour dans une semaine, répondit Aratof en se détournant à demi de sa tante, toujours accroupie par terre.

Platocha allait répliquer, mais il l’arrêta avec une violence inattendue.

— Je ne suis pas un enfant, cria-t-il, tout pâle, les lèvres trem-