Page:La Nouvelle Revue, vol. 20 (janvier-février 1883).djvu/274

Cette page a été validée par deux contributeurs.

nuyait le plus, c’était un jeune garçon de fabrique, en longue veste déguenillée, qui s’était installé sur un banc de l’autre côté du boulevard, et tantôt sifflotant, tantôt se grattant, et dandinant ses pieds recouverts d’énormes bottes trouées, ne cessait de lui jeter des regards. Voilà, pensait Aratof ; son patron l’attend à coup sûr et le paresseux reste là à flâner.

Mais, dans ce moment même, Aratof crut sentir que quelqu’un s’était approché…, puis s’était arrêté derrière lui, — il lui vint comme un souffle chaud. — Il se retourna vivement : c’était elle.

Il la reconnut sur-le-champ, bien qu’un épais voile bleu recouvrît son visage. Il sauta aussitôt de son banc, mais resta immobile… et ne put prononcer une parole. Elle se taisait aussi. Il éprouvait un grand trouble, mais son trouble à elle n’était pas moindre. Même à travers son voile, Aratof ne put ne pas remarquer qu’elle était pâle comme une morte. Ce fut cependant elle qui parla la première.

— Merci, commença-t-elle d’une voix entrecoupée, je n’espérais pas… Elle se détourna légèrement et se mit à marcher le long du boulevard.

Aratof la suivit.

— Vous m’avez probablement blâmée, continua-t-elle, sans tourner la tête de son côté. En effet, mon action est très étrange, mais… j’ai entendu tant parler de vous… mais non, ce n’est pas pour cette raison… si vous saviez… j’aurais voulu vous dire tant de choses… Mais, mon Dieu, comment le faire ? comment le faire ?

Aratof marchait à côté d’elle, deux pas en arrière ; il ne pouvait voir son visage, il ne voyait que son chapeau, une partie de son voile et sa longue mantille noire, déjà un peu usée. Tout son dépit, et contre elle et contre lui-même, lui revint subitement. Tout le ridicule, toute la bêtise de cette entrevue, de ces explications entre deux personnes complètement inconnues l’une à l’autre, sur la voie publique, lui sautèrent aux yeux.

— Je me suis rendu à votre invitation, commença-t-il à son tour ; je me suis présenté, madame (les épaules de la jeune fille