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« Je vous écris, que dire de plus ? » très simplement, presque naïvement, et elle tendit les deux mains en avant d’un geste également naïf, sincère et comme sans défense. Puis elle commença à se hâter ; mais, à partir du vers : « Un autre ? non, jamais je ne donnerai mon cœur à un autre, » elle se maîtrisa, et, quand elle arriva aux deux vers suivants : « Toute ma vie n’était qu’un gage que je te rencontrerais sûrement un jour, » sa voix, jusqu’alors assez sourde, résonna tout à coup avec une exaltation enthousiaste et hardie, et ses yeux, avec la même hardiesse, se fixèrent droit sur Aratof. Elle continua ainsi, et c’est seulement vers la fin que sa voix baissa de nouveau, et dans sa voix comme sur son visage reparut le même abattement. Elle précipita les derniers vers, le volume glissa de ses mains et elle s’éloigna rapidement.

Le public se mit à applaudir avec fureur et à la rappeler. Un jeune séminariste, entre autres, hurlait avec tant de violence le nom de Militch, qu’un voisin le pria poliment et avec intérêt d’épargner en lui-même un futur protodiacre. Mais Aratof se leva aussitôt et se dirigea vers la sortie. Kupfer le rattrapa.

— Au nom du ciel, où vas-tu ? s’écria-t-il. Veux-tu que je te présente à Clara ?

— Non, non, merci, dit Aratof. Et il partit presque en courant pour retourner chez lui.

V

Des sensations étranges, et qu’il ne comprenait pas bien lui-même, agitaient Aratof. Au fond, la manière de lire de Clara ne lui avait pas beaucoup plu. Cela lui avait paru exagéré et inharmonieux ; cela le troublait, lui semblait une sorte de violence qu’on lui aurait faite. Et puis… pourquoi ces regards obstinés, persistants, presque indiscrets ? qu’est-ce qu’ils signifiaient ? La modestie d’Aratof ne lui permettait pas de penser un seul instant qu’il avait pu plaire à cette étrange fille, lui inspirer un sentiment semblable à de la passion ; et lui-même, ce n’est pas ainsi qu’il se représentait la jeune fille, encore inconnue, à laquelle un