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LA NATURE.

ou n’en avais-je pas assez ? Il me serait bien difficile de le dire ; le fait est que je suffoquais. En même temps, je sentis comme une tempête dans mes oreilles, et mes deux tempes semblaient serrées dans les vis d’un étau. J’avais en vérité la plus grande envie de remonter ; mais la honte fut plus forte que la peur, et je descendis lentement, trop lentement à mon gré, cet escalier de l’abîme qui me semblait bien ne devoir finir jamais : il n’y avait pourtant que trente ou trente-deux pieds d’eau en cet endroit-là. A peine avais-je assez de présence d’esprit pour observer autour de moi les dégradations de la lumière : c’était une clarté douteuse et livide qui me parut beaucoup ressembler à celle du ciel de Londres, par les brouillards de novembre. Je crus voir flotter, çà et là, quelques formes vivantes sans pouvoir dire exactement ce qu’elles étaient ; enfin après quelques minutes qui me parurent un siècle d’efforts et de tourments, je sentis mes pieds reposer sur une surface à peu près solide. Si je m’exprime ainsi, c’est que le fond de la mer lui-même n’est pas une base très-rassurante ; on se sent à chaque instant soulevé par la masse d’eau, et pour ne point être renversé, je fus obligé de saisir « l’échelle avec les mains[1]. »

L’explorateur sous-marin veut essayer, quelques moments après, de se promener au fond de la mer, mais il avoue que le silence qui règne dans la morne solitude où il se trouve le paralyse et le fixe au pied du l’échelle qu’il n’ose quitter. Voulant rapporter un souvenir de son voyage, il se baisse pour ramasser un caillou au fond de la mer et donne le signa] convenu, pour qu’on le fasse remonter à la surface.

Détails de l’équipement du plongeur, tels qu’ils ont été exposés à Vienne.

« Avec quel sentiment de bonheur, continue notre plongeur improvisé, je rentrai dans mon élément ! Il me fallut pourtant encore regagner et remonter le haut de l’échelle. Une fois dans le bateau, on m’enleva d’abord la visière, puis le casque tout entier, puis enfin mon équipement de plongeur. Je m’aperçus seulement qu’il était plus facile d’entrer dans cet habit que d’en sortir ; l’extrémité des manches était si étroitement collée qu’il fallut faire usage d’un instrument pour distendre l’étoffe… Les bons marins me félicitèrent de mon retour à la vie, tout en riant de mon équipée. Selon eux, j’avais été faire un plongeon de canard au fond de la mer ; en vérité, ma courte descente n’avait guère été autre chose, et pourtant mon but ne se trouvait-il pas atteint ? Je connaissais maintenant les méthodes essentielles de plongeurs, et surtout j’avais pu admirer de près le courage, la nature particulière de ces hommes qui, non contents de séjourner quelques minutes sous l’eau, s’y montrent capables d’exécuter pendant des heures entières toutes sortes de travaux pénibles. »

Nous comprenons d’autant mieux la curiosité qui a poussé M. Esquiros au fond de la mer, que nous l’avons partagée nous-même et que nous la partageons encore. Après avoir souvent goûté le charme des explorations aériennes, nous aimerions à aller chercher des impressions nouvelles au fond de la mer. Il y a environ quatre ans, nous avons été à Douvres, pour descendre aussi dans l’Océan, enveloppé dans le scaphandre, mais par un malentendu fâcheux nous sommes arrivés au moment où la première campagne de voyages sous-marins destinés aux constructions de la grande jetée anglaise venait de se terminer. Si par bonheur, une semblable occasion se présentait à nous une seconde fois, nous n’aurions garde de la manquer.

Gaston Tissandier.
  1. L’Angleterre et la vie anglaise. Paris, 1865.