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LA NATURE.

des inventeurs de l’hélice, l’illustre John Ericsson, lançait son Monitor pour tenir tête au Merrimac, et, le 8 mars 1862, à Hampton-Roads, ces deux navires se canonnaient sans se faire plus de mal que l’artillerie russe n’en avait causé à nos batteries flottantes. Pour la première fois on voyait l’éperon entrer en scène, et s’imposer à son tour aux architectes navals.

Pendant que des deux côtés de l’Atlantique, ces architectes dotaient les diverses marines de bâtiments invulnérables, les artilleurs, vaincus, cherchaient leur revanche, travaillaient à augmenter la puissance de leur arme. Sans trop d’efforts ils y parvenaient.

Quand parut la Gloire, le canon Paixhans, dit à bombe, avait déjà rendu impuissante l’ancienne muraille de bois des navires ; la rayure en donnant à ce canon plus de portée, plus de justesse et de force de pénétration, acheva de la rendre illusoire. C’est pour lui résister que la Gloire s’était revêtue d’un blindage de 11 et 12 centimètres, protection suffisante contre le canon de 16 centimètres, qui se présentait en même temps qu’elle dans l’arène avec la rayure et le chargement par la culasse.

À ce point de départ, cuirasse de 11 centimètres et canon de 16 centimètres s’équilibraient assez bien. Mais nous venons de le dire, le canon rayé ne devait pas en rester là, car la rayure et le chargement par la culasse lui avaient ouvert une voie d’agrandissements continus qu’il allait parcourir rapidement. Bientôt, en effet, il atteignait 19 centimètres, puis 22, puis 21 et 27 centimètres. Aujourd’hui, enfin, après treize ans seulement, le voici arrivé à 32 centimètres, juste le double de ce qu’il était en 1859.

Pour lui tenir tête on augmenta d’abord l’épaisseur des cuirasses. On passa ainsi des épaisseurs de 12 centimètres à 15, 16, 18, 20 et 22 centimètres. Mais ici on dut s’arrêter ; car ce n’était pas uniquement le poids de la muraille qui se trouvait accru sur les navires, il leur avait fallu des machines plus robustes, par suite une provision de charbon plus considérable. Si d’un côté, en multipliant leur puissance, les canons avaient vu diminuer leur nombre, de l’autre leur masse, celle de leurs projectiles avait augmenté. Le canon de 27 centimètres, par exemple, pèse, avec son affût, plus de 31 000 kilogrammes, sa charge de poudre 30 kilogrammes, et son projectile 216 kilogrammes. Le dernier sur la liste, l’Infant of Woolwich, ne pèse pas moins de 35 525 kilogrammes.

Qu’on ajoute à ces charges 1 million 500 mille kilogrammes pour celle de la cuirasse, on obtient pour le navire qui les supporte un déplacement d’eau d’environ 8 millions de kilogrammes. C’est trop ; car alors les marins n’ont pas seulement un navire extraordinairement coûteux sous les pieds et d’une conduite difficile ; ils ont aussi une demeure dépourvue de sécurité, forte devant les hommes peut-être, mais très-faible devant ses vieux ennemis, l’Océan et ses tempêtes. Une répartition vicieuse des poids, une mer un peu houleuse, quelques mètres de toile de plus qu’il ne faut, en voilà assez pour mener au fond tout un équipage de braves gens, et 10 ou 12 millions de francs. La fin du Captain ne l’atteste que trop éloquemment[1].

Menacés par les effets également désastreux du canon, de l’éperon et du naufrage, les ingénieurs ont cherché divers moyens de satisfaire aux contraires nécessités de la navigation et du combat. Ainsi ils ont diminué l’épaisseur de la cuirasse sur certaines parties du navire pour la reporter sur d’autres, ou bien ils ont diminué le poids de l’armature de bois, du matelas disposé pour soutenir les plaques. Le capitaine Coles imaginait des tourelles tournantes, puissamment cuirassées et dans lesquelles il plaçait l’artillerie, ce qui lui permettait de ne laisser sortir de l’eau qu’une faible partie de ses navires, le pont supérieur, et de n’offrir ainsi à l’ennemi qu’une surface extrêmement réduite. D’autres constructeurs débarrassaient les bâtiments de leur mâture, etc., etc.

Pendant qu’ils cherchaient de la sorte à concilier la sécurité maritime du vaisseau avec celle qu’il doit offrir au point de vue militaire, l’éperon, puis les torpilles fixes, mobiles, automobiles, venaient à leur tour compliquer le problème. Pour résoudre cette nouvelle difficulté, l’intérieur du bâtiment était divisé en cloisons étanches, et recevait une double carène, ce qui ne le rendait pas plus navigable, et lui enlevait encore de son habitabilité.

En dépit d’une dépense de talent qui a porté si haut les noms des Dupuy de Lôme, des Reed, des Barnaby, des Coles, des Ericsson, et de tant d’autres ingénieurs, on voit qu’il est impossible d’affirmer qu’ils aient rendu à la mer des navires tels que l’Austerlitz de Sané, ou le Napoléon de Dupuy de Lôme. Le navire d’escadre, bien maniable, bon marcheur, capable de longues traversées, invulnérable et puissamment armé est encore à créer.

Afin d’obvier à ce vide profond, qui modifie si singulièrement la tactique navale, les amirautés, à leur tour, ont dû aviser au moyen de remplacer ce

  1. Le Captain était un navire, à deux tourelles de 4 272 tonneaux, cuirassé par des épaisseurs variant, sur la coque, de 17 à 20 centimètres et de 23 à 25 centimètres sur les tourelles, et armé de 6 canons dont 2 de 25 tonnes. Dans la nuit du 6 au 7 septembre 1870, à la hauteur du cap Finistère, par un gros temps à grains, grosse mer, le Captain a coulé « faisant son trou dans l’eau, » comme disent les marins. Commandé par le capitaine Bourgoyne, le Captain faisait partie d’une escadre d’évolutions aux ordres du vice-amiral A. Milne. « À une heure après minuit, lisons-nous dans le rapport de cet officier, le vent avait forcé, on serra les voiles carrées. À cette heure, le Captain se trouvait à l’arrière de mon navire (Lord Warden) ; le signal d’augmenter les distances fut fait et répondu ; il était environ une heure et demie, je le veillais constamment ; il avait ses huniers au bas ris ou serrés, les basses voiles serrées… son feu rouge se distinguait alors clairement. Quelques minutes après je cherchai de nouveau à le voir, il avait disparu… Au point du jour, dix navires seulement étaient en vue, le onzième, le Captain, n’était plus parmi eux… » Les cinq ou six cents hommes qui le montaient, à l’exception de dix-sept hommes seulement, perdirent la vie dans ce naufrage, où périt également le constructeur du malheureux vaisseau, le regrettable capitaine Coles.