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tion ainsi qu’à la poésie et à l’éloquence. Ce que je dis n’est pas tout à fait sans fondement, puisque, s’il m’est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme, nous voyons que la Vérité a parlé aux hommes par paraboles, et la parabole est-elle autre chose que l’apologue, c’est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s’insinue avec d’autant plus de facilité et d’effet qu’il est plus commun et plus familier ? Qui ne nous proposerait à imiter que les maîtres de la sagesse nous fournirait un sujet d’excuse : il n’y en a point quand des abeilles et des fourmis sont capables de cela même qu’on nous demande.

C’est pour ces raisons que Platon, ayant banni Homère de sa République, y a donné à Ésope une place très honorable. Il souhaite que ses enfants sucent ses fables avec le lait ; il recommande aux nourrices de les leur apprendre ; car on ne saurait s’accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu. Plutôt que d’être réduit à corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes pendant qu’elles sont encore indifférentes au bien ou au mal. Or quelle méthode y peut contribuer plus utilement que ces fables ? Dites à un enfant que Crassus, allant contre les Parthes, s’engagea dans leur pays sans considérer comme il en sortirait ; que cela le fit périr, lui et son armée, quelque effort qu’il fît pour se retirer. Dites au même enfant que le renard et le bouc descendirent au fond d’un puits pour y éteindre leur soif ; que le renard en sortit, s’étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d’une échelle : au contraire, le bouc y demeura pour n’avoir pas eu tant de prévoyance ; et par conséquent il faut considérer en toute chose la fin ; je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impression sur cet enfant. Ne s’arrêtera-t-il pas au dernier comme plus conforme et moins disproportionné que l’autre à la petitesse de son esprit ? Il ne faut point m’alléguer que les pensées de l’enfance sont d’elles-mêmes assez enfantines, sans y joindre encore de nouvelles badineries. Ces badineries ne sont telles qu’en apparence, car dans le fond elles portent un sens très solide. Et comme par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d’autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre ; de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l’on peut tirer de ces fables, on se forme et le jugement et les mœurs, on se rend capable de grandes choses.