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CONTES ET NOUVELLES.

Je la condamne, et veux prouver en somme
Qu’il fait bon craindre, encor que l’on soit saint.
Rien n’est plus vray : si Rustic avoit craint,
Il n’auroit pas retenu cette fille,
Qui, jeune et simple, et pourtant trés-gentille,
Jusques au vif vous l’eut bien-tost atteint.
Alibech fut son nom, si j’ay memoire ;
Fille un peu neuve, à ce que dit l’histoire.
Lisant un jour comme quoy certains saints,
Pour mieux vaquer à leurs pieux desseins,
Se sequestroient, vivoient comme des Anges,
Qui çà, qui là, portans toûjours leurs pas
En lieux cachez, choses qui, bien qu’étranges,
Pour Alibech avoient quelques appas :
Mon Dieu ! dit-elle, il me prend une envie
D’aller mener une semblable vie.
Alibech donc s’en va sans dire adieu ;
Mere, ny sœur, nourrice, ny compagne
N’est avertie. Alibech en campagne
Marche toûjours, n’arreste en pas un lieu.
Tant court en fin qu’elle entre en un bois sombre ;
Et dans ce bois elle trouve un vieillard,
Homme possible autrefois plus gaillard,
Mais n’estant lors qu’un squelette et qu’une ombre.
Pere, dit-elle, un mouvement m’a pris,
C’est d’estre sainte, et meriter pour prix
Qu’on me révere, et qu’on chomme ma feste.
O quel plaisir j’aurois, si tous les ans,
La palme en main, les rayons sur la teste,
Je recevois des fleurs et des presens !
Vôtre métier est-il si difficile ?
Je sçais dé-ja jeûner plus d’à demi.
Abandonnez ce penser inutile,
Dit le vieillard ; je vous parle en ami.
La sainteté n’est chose si commune
Que le jeûner suffise pour l’avoir.
Dieu gard de mal fille et femme qui jeûne
Sans pour cela guere mieux en valoir !