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DEUXIESME PARTIE.

  Ou vous me serez favorable.
La justice le veut : nous autres gens de mer
Sçavons rendre à chacun selon ce qu’il merite ;
Attendez-vous de n’avoir à manger
Que quand de ce costé vous aurez esté quitte.
Ne marchandez point tant, Madame, et croyez-moy.
Qu’eust fait Alaciel ? Force n’a point de loy.
S’accontmoder à tout est chose necessaire.
Ce qu’on ne voudroit pas souvent il le faut faire,
Quand il plaist au destin que l’on en vienne là.
Augmenter sa souffrance est une erreur extrême.
Si par pitié d’autruy la Belle se força,
Que ne point essayer par pitié de soy-même ?
Elle se force donc, et prend en gré le tout :
Il n’est affliction dont on ne vienne à bout.
Si le corsaire eust esté sage,
Il eût mené l’Infante en un autre rivage.
Sage en amour ? Hélas ! il n’en est point.
Tandis que celuy-cy croit avoir tout à poinct,
Vent pour partir, lieu propre pour attendre,
Fortune, qui ne dort que lors que nous veillons,
Et veille quand nous sommeillons,
Luy trame en secret cet esclandre.
 
Le Seigneur d’un chasteau voisin de celuy-cy,
Homme fort amy de la joye,
Sans nulle attache, et sans soucy
Que de chercher toûjours quelque nouvelle proye,
Ayant eu le vent des beautez,
Perfections, commoditez,
Qu’en sa voisine on disoit estre,
Ne songeoit nuit et jour qu’à s’en rendre le maistre.
Il avoit des amis, de l’argent, du credit,
Pouvoit assembler deux mille hommes ;
Il les assemble donc un beau jour, et leur dit :
Souffrirons-nous, braves gens que nous sommes,
Qu’un pirate à nos yeux se gorge de butin ?
Qu’il traite comme esclave une beauté divine ?