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esprit et leur mémoire, fixe et détermine leur religion ; il entreprend même de régler leur cœur. Elles n’approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne condamnent, qu’après avoir consulté ses yeux et son visage. Il est le dépositaire de leurs joies et de leurs chagrins, de leurs désirs, de leurs jalousies, de leurs haines et de leurs amours il les fait rompre avec leurs galants ; il les brouille et les réconcilie avec leurs maris, et il profite des interrègnes. Il prend soin de leurs affaires, sollicite leurs procès, et voit leurs juges ; il leur donne son médecin, son marchand, ses ouvriers ; il s’ingère de les loger, de les meubler, et il ordonne de leur équipage. On le voit avec elles dans leurs carrosses, dans les rues d’une ville et aux promenades, ainsi que dans leur banc à un sermon, et dans leur loge à la comédie ; il fait avec elles les mêmes visites ; il les accompagne au bain, aux eaux, dans les voyages ; il a le plus commode appartement chez elles à la campagne. Il vieillit sans déchoir de son autorité : un peu d’esprit et beaucoup de temps à perdre lui suffit pour la conserver ; les enfants, les héritiers, la bru, la nièce, les domestiques, tout en dépend. Il a commencé par se faire estimer ; il finit par se faire craindre. Cet ami si ancien, si nécessaire, meurt sans qu’on le pleure ; et dix femmes dont il était le tyran héritent par sa mort de la liberté.


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Quelques femmes ont voulu cacher leur