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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

pas mort, quelques heures auparavant à Bordeaux et n’avait-on pas ramené son corps à Paris, ce même 18 mars, pour l’enterrement au Père-La-chaise ! Il se revoyait, lui, Clemenceau, courant çà et là, appelé rue des Rosiers, où des bougres en uniforme, la crosse en l’air, des déserteurs aux faces patibulaires avaient enfermé les deux généraux, lui Clemenceau hué, conspué, bousculé, menacé de près, emporté par une houle furieuse, au milieu des hurlements : « À mort, à mort ! » Les femmes, ces harpies, glapissaient. Des ivrognes titubaient. Des gaillards débraillés brandissaient des chassepots et des sabres. Des hurlements, mêlés aux sifflets des fabriques, traversaient une populace déchaînée, sortie d’entre les pavés gluants, et qui ne voulait rien entendre. Bientôt M. le maire, séparé de ses adjoints, couvert de crachats, s’était rendu compte de l’inutilité de ses efforts et avait dû revenir sur ses pas. Avait-il peur, lui à qui son père avait enseigné de n’avoir peur de rien ? Au plus profond de sa conscience, il pensait avec remords qu’en effet, peut-être, à un moment, il avait perdu pied devant ces haleines furieuses, ces masques contractés par la haine :

« Fous le camp, salaud, on veut plus de toi !… Au poteau, le Clemenceau, avec les autres ! Va retrouver tes putains, sale bourgeois ! Vive la Commune ! À mort, à mort ! »

Puis soudain, une rumeur avait couru, atroce et joyeuse :

« Ils y sont ! C’est fait ! Ils sont crevés. Lecomte a eu peur. Au trou ! À la fosse ! Qu’on les coupe en morceaux ! On voudrait les manger, ces crapules-là ! »

Une fille, retroussant ses jupes, montrant ses