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UN DIVORCE

lui, tout près. Elle s’arrêta court, en même temps que lui, et de nouveau le fixa de son doux regard.

— Où vas-tu, ma chère enfant ? lui demanda-t-il.

Elle ne répondit pas.

— Tu n’es pas de ce pays ? D’où viens-tu ?

— Je ne sais pas, répondit-elle d’une voix lente, mais harmonieuse ; nous étions hier à Morges.

— Et où seras-tu demain ?

— Je ne sais pas ; peut-être ici, peut-être ailleurs, où le père voudra aller.

— Tu es heimathlose alors[1] ?

  1. Pour comprendre ce que c’est que l’heimathlosat, il faut connaître l’organisation communale en Suisse. Chaque ville ou village est une société de citoyens qui, sous le nom de bourgeois, participe aux avantages et aux charges de la communauté. Cette société a le devoir d’assister ses pauvres, de veiller à l’éducation des enfants, et elle exerce sur ses membres un contrôle tutélaire.
    L’étranger qui veut être naturalisé doit acheter la bourgeoisie de tel ou tel endroit, et, suivant l’importance et la richesse de la ville ou de la bourgade à laquelle on s’allie, les prix sont très-variables. On n’est reçu d’ailleurs qu’après décision du conseil de la commune, et une immoralité notoire ou des alliances fâcheuses feraient rejeter l’aspirant.
    L’heimathlose, donc, c’est littéralement le sans-patrie, celui qui a perdu ses lettres de bourgeoisie ou qui n’en a jamais eu. Cet être-là, homme ou femme, est en dehors de tout. Il n’a droit sur la terre à aucune place ; il ne peut s’arrêter nulle part. Il est pis qu’un paria, puisqu’il n’a le droit de poser les pieds sur le sol d’aucun chemin.
    Leur patrie et leur demeure, c’est le char qui les traîne de lieu en lieu ; ils vivent de mendicité ou de quelque misérable industrie. Arrivés le soir dans une ville, ils doivent en repartir le lendemain. On les couche à la prison ; mais ils préfèrent leur lit habituel, la paille du char, ou le sol même, et parfois l’été, dans la campagne, de grand matin, on découvre, endormie sur le versant de quelque talus, toute une famille de ces pauvres gens qui ont campé là. Aussitôt que la police est avertie de leur séjour dans le canton, elle les reconduit à la frontière, et leur vie se passe à errer ainsi.
    L’humanité du peuple suisse ne pouvait tolérer plus longtemps cette anomalie. On vient d’éteindre, légalement du moins, l’heimathlosat,