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» se venger « devient » ne pas vouloir se venger » et parfois même le pardon des offenses (« car ils ne savent ce qu’ils font — nous seuls savons ce qu’ils font »). On parle aussi de « l’amour de ses ennemis » et l’on sue à grosses gouttes[1]. »

Tels sont les principaux passages où Frédéric Nietzsche développe son étonnante thèse. Admettons pour le moment ce lien entre le ressentiment et les valeurs chrétiennes, afin de pénétrer plus complètement le tout d’expérience que ce terme dénote.

À la place d’une définition verbale, efforçons-nous d’en donner sommairement une description concrète. Le ressentiment est un autoempoisonnement psychologique, qui a des causes et des effets bien déterminés. C’est une disposition psychologique, d’une certaine permanence, qui, par un refoulement systématique, libère certaines émotions et certains sentiments, de soi normaux et inhérents aux fondements de la nature humaine, et tend à provoquer une déformation plus ou moins permanente du sens des valeurs, comme aussi de la faculté du jugement. Parmi les émotions et les sentiments qui entrent en ligne de compte, il faut placer avant tout : la rancune et le désir de se venger, la haine, la méchanceté, la jalousie, l’envie, la malice.

Le désir de vengeance est la plus importante des sources du ressentiment. Le mot « ressentiment » indique à lui seul qu’il s’agit d’un mouvement affectif qui a son point de départ dans la saisie de l’état

  1. La Généalogie de la Morale, trad. Henri ALBERT (Mercure de France), pp. 45-47, 50, 68-69.