Page:Kropotkine - L Entraide un facteur de l evolution, traduction Breal, Hachette 1906.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du sang. Tous les sauvages vivent dans le sentiment que le sang répandu doit être vengé par le sang. Si quelqu’un a été tué, le meurtrier doit mourir ; si quelqu’un a été blessé, le sang de l’agresseur doit être répandu. Il n’y a pas d’exception à la règle, pas même pour les animaux ; ainsi le sang du chasseur est répandu à son retour au village, s’il a répandu le sang d’un animal. C’est là la conception de justice des sauvages — conception qui existe encore dans l’Europe Occidentale en ce qui regarde le meurtre. Or lorsque l’offenseur et l’offensé appartiennent à la même tribu, la tribu et la personne offensée arrangent l’affaire[1]. Mais quand l’offenseur appartient à une autre tribu, et que cette tribu, pour une raison ou une autre, refuse une compensation, alors la tribu offensée décide de se venger elle-même. Les peuples primitifs considèrent à tel point les actes de chacun comme une affaire engageant toute la tribu, puisque rien ne peut se faire sans avoir reçu l’approbation générale, qu’ils arrivent facilement à l’idée que le clan est responsable des actes de chacun. Par conséquent la juste revanche peut être prise sur n’importe quel membre du clan de l’offenseur ou

  1. Il est à remarquer qu’en cas de sentence de mort, personne ne veut prendre sur soi d’être l’exécuteur. Chacun jette sa pierre ou donne son coup avec la hache, évitant soigneusement de donner un coup mortel. A une époque postérieure ce sera le prêtre qui frappera la victime avec un couteau sacré. Encore plus tard ce sera le roi, jusqu’à ce que la civilisation invente le bourreau payé. Voyez sur ce sujet les profondes remarques de Bastian dans Der Mensch in der Geschichte, III, Die Blutrache, pp. 1-36. Un reste de cet usage très ancien, me dit le professeur E. Nys, a survécu dans les exécutions militaires jusqu’à nos jours. Jusqu’au milieu du XIXème siècle, on avait l’habitude de charger les fusils des douze soldats, désignés pour tirer sur le condamné, avec onze cartouches à balles et une cartouche à blanc. Comme les soldats ne savaient pas lequel d’entre eux avait cette dernière, chacun pouvait consoler sa conscience en pensant qu’il n’était point meurtrier.