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son fusil sur le corps mourant. C’est ce que font les sauvages. Le vieillard demande lui-même à mourir ; il insiste sur ce dernier devoir envers la communauté, et obtient le consentement de la tribu ; il creuse sa tombe ; il invite ses parents au dernier repas d’adieu. Son père a fait ainsi ; c’est maintenant son tour ; et il se sépare de son clan avec des marques d’affection. Il est si vrai que le sauvage considère la mort comme une partie de ses devoirs envers la communauté, que non seulement il refuse d’être sauvé (comme le raconte Moffat), mais qu’une femme qui devait être immolée sur le tombeau de son mari et qui fut sauvée par des missionnaires et emmenée dans une île, s’échappa la nuit, traversa un large bras de mer à la nage et rejoignit sa tribu, pour mourir sur le tombeau[1]. Cela est devenu chez eux une affaire de religion. Mais les sauvages, en général, éprouvent tant de répugnance à ôter la vie autrement que dans un combat, qu’aucun d’eux ne veut prendre sur lui de répandre le sang humain. Ils ont recours alors à toutes sortes de stratagèmes, qui ont été très faussement interprétés. Dans la plupart des cas, ils abandonnent le vieillard dans les bois, après lui avoir donné plus que sa part de nourriture commune. Des expéditions arctiques ont fait de même quand elles ne pouvaient plus porter leurs camarades malades. « Vivez quelques jours de plus ! Peut-être arrivera-t-il quelque secours inattendu. »

Lorsque nos savants occidentaux se trouvent en présence de ces faits, ils ne peuvent les comprendre. Cela leur paraît inconciliable avec un haut développement de la moralité dans la tribu, et ils préfèrent jeter un doute sur l’exactitude d’observations dignes de foi, au

  1. Erskine, cité dans l’Anthropologie de Gerland et Waitz, V. 640.