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plus tempérées en août et septembre, occasionnant dans les terres basses d’immenses inondations et transformant, sur les plateaux, des espaces aussi vastes que des états européens en marais et en fondrières ; enfin les grosses chutes de neige au commencement d’octobre, qui finissent par rendre un territoire aussi grand que la France et l’Allemagne absolument impraticable aux ruminants et les détruisent par milliers : voilà les conditions où je vis la vie animale se débattre dans l’Asie septentrionale. Cela me fit comprendre de bonne heure l’importance primordiale dans la nature de ce que Darwin décrivait comme « les obstacles naturels à la surmutiplication », en comparaison de la lutte pour les moyens d’existence entre individus de la même espèce, que l’on rencontre çà et là, dans certaines circonstances déterminées, mais qui est loin d’avoir la même portée. La rareté de la vie, la dépopulation — non la sur-population — étant le trait distinctif de cette immense partie du globe que nous appelons Asie septentrionale, je conçus dès lors des doutes sérieux (et mes études postérieures n’ont fait que les confirmer) touchant la réalité de cette terrible compétition pour la nourriture et pour la vie au sein de chaque espèce, article de foi pour la plupart des darwinistes. J’en arrivai ainsi à douter du rôle dominant que l’on prête à cette sorte de compétition dans l’évolution des nouvelles espèces.

D’un autre côté, partout où je trouvai la vie animale en abondance, comme, par exemple, sur les lacs, où des vingtaines d’espèces et des millions d’individus se réunissent pour élever leur progéniture ; dans les colonies de rongeurs ; dans les migrations d’oiseaux qui avaient lieu à cette époque le long de l’Oussouri dans les proportions vraiment « américaines » ; et particulièrement dans une migration de chevreuils dont je fus témoin, et où je vis des vingtaines de mille de ces animaux intelligents, venant d’un territoire immense où ils vivaient disséminés, fuir les grosses tourmentes de neige et se réunir pour traverser l’Amour à l’endroit le plus étroit — dans toutes ces scènes de la vie animale qui se déroulaient sous mes yeux, je vis l’entr’aide et l’appui mutuel pratiqués dans des propor-