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qui l’ont aimé. Il est certain que beaucoup de ceux qui ont servi de documents humains au poète, dont le vaste esprit possédait le monde (ce qui ne l’empêchait pas de faire des expériences in anima vili) ont dû éprouver bien des amertumes ; mais maintenant que tout un siècle s’est écoulé, il serait étrange de se lamenter encore sur le sort de ceux ou de celles qui ont servi de prototypes à Lotte, à Lilly, ou à Werther. On se révolte contre Gœthe-homme et on le condamne aisément, on plaint la vraie Charlotte ; mais quel regret, quelle perte pour nous si Gœthe-poète n’eût pas éprouvé cet amour dans sa jeunesse ! Cet épisode était nécessaire dans l’histoire du développement de cet esprit sublime.

Nous ne serions guère moins ridicules si nous allions nous plaindre à propos des diverses histoires d’amour de Heine ou de Musset, de Pouchkine ou de Byron. D’où pourrions-nous savoir ce que chacun de ces amours a laissé dans l’âme de ces poètes, ce qu’il a ajouté à leur croissance intérieure, par quelles routes inconnues et vers quel point ces amours ont tourné, à un moment donné, leur pensée ou les ont dirigés dans la voie qu’ils ont suivie. Tous ces amours, tous ces épisodes dont la portée est cachée aux acteurs eux-mêmes, à leur entourage, à leurs contemporains, sont les étapes nécessaires et souvent providentielles dans la vie de ces hommes hors ligne.

Ces voies providentielles, nous les ignorons, voilà tout. Personne de nous ne pourra jamais savoir de quelles circonstances, de quelles coïncidences fortuites purement extérieures, de quels heurts, de quelles impressions dépendent les bouleversements, les revirements, les remous qui se passent dans la vie de l’âme et à quoi ils aboutissent. Qui de nous pourrait savoir comment le moindre épisode