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besoins, avec sa destinée de fer et son éternel appétit de l’impossible représente encore une douleur énergique, combattue réprimée, que j’ai subie longtemps dans sa force et dont je ressens encore parfois les lointaines atteintes. Trenmor, c’est ce beau rêve de sérénité philosophique, d’impassible résignation dont je me suis souvent bercée, quand ma rude destinée me laissait un instant de relâche pour respirer et songer à des temps calmes, à des jours meilleurs.

À vos côtés, mon ami, j’étais Trenmor, j’étais vous. En contemplant le magnifique spectacle d’une grande âme victorieuse de l’adversité, je m’identifiais à ce sublime repos de l’intelligence, j’aspirais aux mêmes triomphes, aux mêmes satisfactions pures et sérieuses. Et vous, en écoutant le récit de mes travaux incessants, en voyant cette lutte journalière entre ma raison et mes vains désirs, vous deveniez pour me comprendre, pour me plaindre, pour partager ma souffrance, un homme semblable à moi. Et vous aussi, Trenmor, Vous deveniez Lélia.

Car avant de vaincre, vous avez combattu ; vous avez traversé les orages de la vie. Vous avez subi les maux dont aujourd’hui votre amitié sainte cherche à me guérir. Vous avez longtemps flotté entre un sublime rêve de votre sérénité présente et d’impuissantes aspirations vers les orages du passé. Vous avez été mal comme je le suis aujourd’hui, inquiet, déchiré, sanglant, en suspens entre les horreurs du suicide et l’éternelle paix du cloître.

Ainsi nous avons tous deux reflété, sans doute, ces quatre diverses faces de la vie. Mais moi, pourtant, dirai-je que j’ai été, que je suis, que je puis être Trenmor ? Hélas ! qu’elles ont été courtes, mes heures de raison et de force ! Combien Dieu a été avare envers moi des consolations qu’il