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ne pouvait être que lâcheté ou hypocrisie. Voilà à quelles certitudes m’amenait le commencement de ma vie d’artiste, et ce n’était que le commencement ! Mais à peine eus-je abordé ce problème du malheur général que l’effroi me saisit jusqu’au vertige. J’avais fait bien des réflexions, j’avais subi bien des tristesses dans la solitude de Nohant, mais j’avais été absorbée et comme engourdie par des préoccupations personnelles. J’avais probablement cédé au goût du siècle, qui était alors de s’enfermer dans une douleur égoïste, de se croire René ou Obermann et de s’attribuer une sensibilité exceptionnelle, par conséquent des souffrances inconnues au vulgaire. Le milieu dans lequel je m’étais isolée alors, était fait pour me persuader que tout le monde ne pensait pas et ne souffrait pas à ma manière, puisque je ne voyais autour de moi que préoccupations des intérêts matériels, aussitôt noyées dans La satisfaction de ces mêmes intérêts. Quand mon horizon se fut élargi, quand m’apparurent toutes les tristesses, tous les besoins, tous les vices d’un grand milieu social, quand mes réflexions n’eurent plus pour objet ma propre destinée, mais celle du monde où je n’étais qu’un atome, ma désespérance personnelle s’étendit à tous les êtres, et la loi de la fatalité se dressa devant moi, si terrible, que ma raison en fut ébranlée. Qu’on se figure une personne arrivée jusqu’à l’âge de trente ans sans avoir ouvert les yeux sur la réalité, et douée pourtant de très bons yeux pour tout voir ; une personne austère et sérieuse au fond de l’âme, qui s’est laissée bercer et endormir si longtemps par des rêves poétiques, par une foi enthousiaste aux choses divines, par l’illusion d’un renoncement absolu à tous Les intérêts de la vie générale et qui, tout à coup, frappée du spectacle étrange de cette vie générale l’embrasse et le pénètre avec toute la lucidité que donne la