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avant, me faire reculer de deux. Ne vivant que pour moi et ne risquant que moi, je me suis exposée et sacrifiée toujours comme une chose libre, inutile aux autres, maîtresse d’elle-même, au point de se suicider par partie de plaisir et par ennui de tout le reste. Maudits soient les hommes et les livres qui m’y ont aidée par leurs sophismes ! J’aurais dû m’en tenir à Franklin, dont j’ai fait mes délices jusqu’à vingt-cinq ans, et dont le portrait, suspendu près de mon lit, me donne toujours envie de pleurer, comme ferait celui d’un ami que j’aurais trahi. Je ne retournerai plus à Franklin, ni à mon confesseur jésuite, ni à mon premier amour platonique pendant six ans, ni à mes collections d’insectes et de plantes, ni au plaisir d’allaiter des enfants, ni à la chasse au renard, ni au galop du cheval. Rien de ce qui a été ne sera plus. Je le sais trop… »

Outre ces raisons toutes personnelles de son désenchantement et de son pessimisme, les impressions que lui donnait à ce moment le monde extérieur furent telles qu’elles ne pouvaient pas ne point se refléter sur son humeur et sa disposition d’esprit. Devenue célèbre et arrivée par la gloire à des conditions pécuniaires plus favorables, une foule de personnes vinrent s’adresser à elle pour lui demander secours et aumône. Elle connût les revers de notre civilisation ; la misère obscure, la mendicité se révélèrent à George Sand et l’épouvantèrent. « J’ai pratiqué la charité et je l’ai pratiquée longtemps avec beaucoup de mystère croyant naïvement que c’était là un mérite dont il fallait se cacher… Hélas ! en voyant l’étendue et l’horreur de la misère j’ai reconnu que la pitié était une obligation si pressante, qu’il n’y avait aucune espèce de mérite à en subir les tiraillements et que, d’ailleurs, dans une société si opposée à la loi du Christ, garder le silence sur de telles plaies