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un homme qui ne doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien à ma nature et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit me fascina entièrement ; pendant huit jours je crus qu’il avait le secret du bonheur, qu’il me l’apprendrait, que sa dédaigneuse insouciance me guérirait de mes puériles susceptibilités. Je croyais qu’il avait souffert comme moi et qu’il avait triomphé de sa sensibilité extérieure. Je ne sais pas encore si je me suis trompée, si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa pauvreté. Je suis toujours portée à croire le premier cas. Mais à présent peu m’importe, je continue mon récit.

« Je ne me convainquis pas assez d’une chose, c’est que j’étais absolument et complètement Lélia[1]. Je voulus me persuader que non ; j’espérais pouvoir abjurer ce rôle froid et odieux. Je voyais à mes côtés une femme sans frein[2], et elle était sublime ; moi, austère et presque vierge, j’étais hideuse dans mon égoïsme et dans mon isolement. J’essayai de vaincre ma nature, d’oublier les mécomptes du passé. Cet homme qui ne voulait m’aimer qu’à une condition, et qui savait me faire désirer son amour, me persuadait qu’il pouvait exister pour moi une sorte d’amour supportable aux sens, enivrant à l’âme. Je l’avais compris comme cela jadis, et je me disais que, peut-être, n’avais-je

  1. Cette lettre, écrite un mois avant la publication de Lélia, date de juillet 1833, mais, comme nous le disons plus bas et comme on le sait par la Préface d’Obermann de Sainte-Beuve et par les pages des Portraits contemporains, se rapportant à G. Sand, elle avait déjà lu au mois de mars des fragments de son roman à Sainte-Beuve, il en avait été charmé et c’est après une de ces lectures qu’il lui écrivit sa remarquable lettre enthousiaste que M. de Spoelberch a publiée dans sa Véritable histoire, p. 96-99, et que George Sand elle-même avait copiée sur son album des Sketches and Hints.
  2. Marie Dorval.