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conclut encore une fois qu’il y avait dans son âme une contradiction et une discorde originelle. Elle écrivit à l’abbé de Prémord pour le prier de l’éclairer sur cette contradiction, de lui indiquer ce qu’elle devait penser et comment elle devait agir avec sa grand’mère ; elle lui demanda aussi s’il lui était permis de lire des auteurs profanes, des philosophes et des poètes, si, par son savoir elle ne péchait pas contre l’humilité chrétienne. L’abbé, qui comprenait sa nature, lui répondit avec autant de raison que d’esprit. Il se moqua finement de la peur qu’elle avait de devenir vaniteuse de ses connaissances « qui ne lui paraissaient pas, disait-il, assez considérables pour avoir de quoi s’enorgueillir ». Il lui conseilla de ne se laisser guider dans ses rapports avec son aïeule, que par son cœur, car « le meilleur guide qu’un chrétien puisse suivre c’est la bonté du cœur », et il lui permit de lire tout ce qu’elle voudrait « la vraie foi ne pouvant être ébranlée par aucune lecture ».

Dès ce moment, Aurore commença à dévorer les livres de la bibliothèque, à l’exception de ceux que sa grand’mère lui avait conseillé de ne pas lire[1]. Elle lut d’arrache-pied, Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, la Bruyère et Montaigne ; ensuite ce fut le tour des poètes : Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare ; l’Émile, la Profession de

  1. Mme  Dupin l’avait, entre autres, priée de ne pas lire Voltaire avant l’âge de trente ans. George Sand lui tint parole. Les jeunes filles de nos jours qui regardent comme absurde toute contrainte de la part des parents concernant leurs lectures, lors même qu’elles n’ont que dix-sept ans, rirent certainement de cette soumission d’Aurore qu’elles ne comprendront pas. (Voir Histoire de ma Vie, vol. III. p. 313-314.) M. Kirpitchnikow, dans l’article consacré à George Sand dans son Histoire générale de littérature prétend que c’est Sophie Dupin, qui a défendu à Aurore de lire Voltaire avant l’âge de trente ans. Il est fort probable que Sophie Dupin ne connaissait même pas les ouvrages de Voltaire.