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précoces empoisonnaient son âme enfantine. Par suite de ces luttes qu’elle voyait engagées autour d’elle, son caractère, de docile et doux qu’il était, devint opiniâtre et obstiné. On lui conseillait de ne pas voir souvent Caroline — elle ne voulait jouer qu’avec elle. On lui disait que la société que recevait sa mère était mauvaise — elle ne trouvait du plaisir qu’au milieu des personnes qu’elle voyait chez cette dernière. On s’efforçait de lui apprendre les bonnes manières — elle décida du coup que ce n’étaient que d’ennuyeuses futilités. Sa grand’mère aurait voulu qu’elle devint une jeune fille tirée à quatre épingles, soignée, à la peau blanche, comme tous les enfants de sa classe — elle préféra courir au soleil sans gants et nu-tête, et elle le faisait exprès, parce qu’elle voyait que sa mère ne craignait ni le vent, ni le hâle, ni les longues promenades et méprisait la vie casanière de sa grand’mère. Sophie et l’enfant oubliaient toutes deux que ce n’était pas l’âge seul de l’aïeule qui avait amené sa vie sédentaire, mais que c’était pour elle l’habitude de toute une vie. Les dames du xviiie siècle ne savaient pas aller à pied ; la grand’mère n’avait franchi une grande distance que deux fois en sa vie et en des circonstances tragiques : La première fois, lorsque, échappée à la guillotine, elle avait quitté Paris à la hâte pour aller rejoindre son fils qui demeurait dans la banlieue (pendant le trajet elle avait failli être prise par des poissardes). La seconde fois, ce fut dans la nuit de la mort de son fils, lorsque, toute seule, à peine vêtue, elle courut sur la grande route jusqu’à l’endroit où il gisait. On ne sait quelle force inconnue l’avait aidée à parcourir de telles distances. Mais si les grandes dames de l’époque étaient incapables de faire à pied deux pas dans la rue, elles savaient marcher à l’échafaud avec calme et fierté, ce