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COEXISTENCE DU MAUVAIS PRINCIPE AVEC LE BON

de la classe générale ; et l’on trouvera assez de vices de culture et de civilisation (les plus humiliants de tous) pour aimer mieux détourner ses regards des relations qu’entretiennent les hommes que de tomber soi-même dans un autre vice, celui de la misanthropie. Si l’on n’est pas encore satisfait, il suffit de considérer l’état merveilleusement composé par la juxtaposition des deux autres, je veux parler de l’état international, où les nations civilisées vivent les unes par rapport aux autres dans les termes du grossier état de nature (sur le pied de guerre perpétuelle) dont elles ont même pris la ferme résolution de ne jamais se départir, pour voir que les principes fondamentaux des grandes sociétés, appelées États[1], sont en contradiction directe avec les prétentions publiques, que cependant ils sont indispensables, et qu’aucun philosophe n’a pu encore mettre ces principes d’accord avec la morale, ni même (qui pis est) en proposer de meilleurs qui se puissent concilier avec la nature humaine, de sorte que le chiliasme philosophique, qui espère un état de paix perpétuelle fondé sur l’union des peuples en une ré-

  1. [Si l’on considère l’histoire de ces États simplement comme le phénomène des dispositions internes, en grande partie cachées, de l’humanité, on peut apercevoir une certaine voie qui suit mécaniquement la nature selon des fins qui ne sont point celles des peuples, mais celles de la nature. Tant qu’il a pour voisin un autre État qu’il peut espérer de réduire à bout, chaque État vise à s’agrandir par la soumission du pays limitrophe, et tend par conséquent à une monarchie universelle, à une constitution dans laquelle il faudrait que toute liberté s’évanouit et où devraient disparaître avec elle (ce qui en est la conséquence) la vertu, le goût et la science. Mais cet État monstrueux (dans lequel peu à peu les lois perdent leur force) après avoir englouti tous les États avoisinants, se disloque à la fin de lui-même et se démembre, par suite de révoltes et de discordes, en une foule de petits États, qui, au lieu d’aspirer à une confédération d’États (république de peuples libres confédérés), recommencent à leur tour chacun le même jeu pour faire durer à jamais la guerre (ce fléau du genre humain) qui, tout en n’étant pas aussi incurablement mauvaise que le tombeau qu’est la monarchie universelle (ou même qu’une ligue de nations ayant pour but de ne laisser le despotisme disparaître d’aucun État), n’en fait pas moins, comme le disait un ancien, plus d’hommes méchants qu’elle n’en enlève.]