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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

Effectivement, dès que l’on admet que l’on a sous la main un fonds inépuisable servant à racheter les fautes commises ou même à commettre, et que l’on n’a qu’à y puiser pour acquitter ses dettes (ce que, malgré toutes les protestations de la conscience morale, on ne sera sans doute que trop pressé de faire), tandis qu’on peut s’abstenir de prendre le ferme propos de se bien conduire jusqu’à ce qu’on se soit au moins remis à flot, on ne peut guère alors concevoir d’autres conséquences de cette foi. ― Et dans le cas où cette croyance elle-même nous serait, en outre, représentée comme ayant une force si particulière et une telle influence mystique (ou magique) que, tout en ne devant, autant que nous sachions, être regardée que comme historique, elle soit cependant capable, dès qu’on s’y attache et qu’on a les sentiments qu’elle comporte, d’améliorer foncièrement tout l’homme (de faire de lui un homme nouveau), il faudrait que cette croyance fût considérée elle-même comme un don qui nous vient immédiatement du ciel (avec et par la croyance historique), et tout se ramène dès lors, en définitive, même la constitution morale de l’homme, à un décret arbitraire (unbedingten Ratschluss) de Dieu : « il a pitié de qui il veut, et il endurcit qui il veut [1] », parole qui, prise à la lettre, est le salto mortale de la raison humaine.

C’est donc une conséquence nécessaire de nos dispositions physiques et aussi des dispositions morales qui sont en

  1. Voici l’explication que l’on peut donner de cette parole. Nul ne saurait dire avec certitude d’où vient que tel homme est mauvais et tel autre bon (tous deux comparativement), alors que bien des fois la disposition qui les pousse à être ce qu’ils sont semble déjà tenir à leur naissance et que parfois aussi les contingences de la vie, à quoi personne ne peut rien, influent sur leur différence morale ; personne non plus ne peut dire ce qu’il adviendra de lui-même. Il faut donc laisser là-dessus le jugement à Celui qui voit tout, et c’est cela qui est exprimé par cette parole, comme si le décret divin, avant la naissance des hommes avait été prononcé sur chacun, lui assignant le rôle qu’il aurait à jouer. Dans l’ordre des phénomènes, pour le créateur de l’univers, surtout quand nous nous en faisons un concept anthropomorphique, prévoir est aussi décider d’avance. Mais dans