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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


obligé de révéler la vérité qu’à ceux qui ont le droit de m’interroger. Dans tout autre cas j’ai incontestablement le droit de me taire, et c’est souvent mon devoir. Mais m’est-il pour cela permis de mentir, comme le conclut Benjamin Constant ? À ce compte il faudrait tenir pour moralement légitimes, non-seulement les mensonges qui ont pour but de sauver la personne d’autrui, mais ceux aussi qui ont pour but de me sauver moi-même ou de me tirer d’un mauvais pas. On va loin, on le voit, avec une pareille doctrine. Je suppose que, le lendemain d’un coup d’État heureux, des oppresseurs, se constituant les juges de leurs victimes, appellent un homme de cœur devant leur tribunal et l’interrogent sur la part qu’il a prise à la défense du droit : il peut bien refuser de leur répondre, mais ne se déshonorerait-il pas en rachetant sa vie ou sa liberté par un mensonge ? C’est que, s’il ne doit rien aux bourreaux qui l’interrogent, il se doit à lui-même de ne pas descendre jusqu’à un tel moyen.


Tout homme de courage est homme de parole ;

A des vices si bas il ne peut consentir,

Et fuit plus que la mort la honte de mentir 1[1].


Il doit aussi à l’humanité, dont il fait partie, de ne pas donner l’exemple d’une fausse parole. Sur ce point il est juste de tourner la doctrine de Kant contre celle de Benjamin Constant. Si ce dernier n’avoue pas toutes les conséquences qui résultent des principes sur lesquels il s’appuie, elles n’en sortent pas moins nécessairement. La restriction à l’aide de laquelle il veut rendre applicable la loi de la véracité n’est donc pas heureuse. Le publiciste français a pour but d’établir que, sous peine de demeurer inapplicables ou de devenir odieux, certaines maximes absolues ont elles-mêmes besoin de principes intermédiaires qui fournissent le moyen de les appliquer à la réalité ; c’est à l’appui de cette idée qu’il cite l’exemple de Kant. Elle n’est pas sans vérité et sans importance, sur tout dans l’ordre politique ; mais là même on ne doit pas oublier que, comme le dit fort bien Kant, ce n’est pas au droit

  1. 1 Corneille, le Menteur, acte III, sc. ii.