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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


ses propres armes. Il ne veut, pour la réfuter sur ce point, d’autre principe que celui qu’elle invoquait elle-même pour justifier le suicide : la dignité de la personnalité humaine ; c’est justement au nom de cette dignité qu’il flétrit l’acte qu’elle autorisait. L’argument ainsi rétorqué est sans réplique. Il est fâcheux seulement que, par suite de la règle qu’il s’était imposée, Kant n’ait pas cru devoir ajouter à cet argument ceux qui se tirent soit de la morale religieuse, soit de la morale sociale, Il est vrai que, comme il n’admet pas de devoirs directs de l’homme envers Dieu, il ne pourrait en aucun cas invoquer les premiers. Il dirait volontiers avec Socrate 1[1] : « Je n’ose alléguer cette maxime enseignée dans les mystères que nous sommes ici-bas comme dans un poste : elle est trop relevée, et il n’est pas aisé de pénétrer tout ce qu’elle renferme ; » et, plus conséquent que lui, il n’admettrait pas davantage cet argument soi-disant plus philosophique, que nous appartenons à Dieu comme des esclaves à leurs maîtres, et qu’un homme est aussi coupable envers Dieu en se donnant la mort, qu’un esclave l’est envers son maître en se tuant sans sa permission. Mais, même en laissant de côté cet ordre d’idées, il serait bon de ne pas s’en tenir à l’unique argument exposé ici par Kant, et de développer ceux que peut nous fournir la considération de nos devoirs envers nos semblables. Ce sont de bien fortes paroles que celles de Kant contre le suicide, mais celles-ci ne méritent-elles pas aussi d’être entendues ? « Chaque fois que tu seras tenté de sortir de la vie, dis en toi-même : « Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir. » Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre… Si cette considération te retient aujourd’hui, elle te retiendra encore demain, après-demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs : tu n’es qu’un méchant 2[2]. » Mais il ne faudrait pas non plus s’en tenir à ce genre de considérations et prendre trop à la lettre la dernière phrase de Rousseau ; car on oublierait alors ce que Kant a si bien mis en lumière, que le suicide est d’abord un attentat contre soi-même. Il se

  1. 1 Dans le Phédon de Platon. Je me sers de la traduction de M. V. Cousin.
  2. 2 Rousseau, la Nouvelle Héloïse, 3e partie, lettre 23.