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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


qu’on nomme la gratitude. Il ne faut pas croire que la reconnaissance puisse se borner aux contemporains ; elle doit s’étendre aussi à ceux qui nous ont précédés dans la carrière. On fait donc bien de défendre les anciens, qui peuvent passer pour nos maîtres, contre les accusations et les mépris dont ils sont souvent l’objet. Mais « d’un autre côté, ajoute Kant 1[1] c’est pure sottise que de leur supposer, à cause de leur ancienneté, une supériorité de talents et de bonne volonté sur les modernes, et de mépriser par comparaison tout ce qui est nouveau, comme si le monde était condamné à déchoir toujours davantage de sa perfection primitive. » Voilà pour l’étendue de la sphère de la reconnaissance ; quant au degré d’obligation qu’elle impose, il est évident qu’elle doit se mesurer, d’une part, sur la grandeur du bienfait reçu, et d’autre part, sur le désintéressement du bienfaiteur. Le moins est de pendre au bienfaiteur ou, à son défaut, aux autres hommes, l’équivalent des services qu’on a reçus soi-même. Il faut surtout éviter de regarder un bienfait reçu comme un fardeau dont on serait bien aise de se débarrasser parce qu’il blesse l’orgueil : ce serait manquer à cette gratitude qui est une partie intégrante de la reconnaissance ; on doit l’accepter au contraire comme une occasion de pratiquer une vertu éminemment philanthropique.

De la sympathie.

Non-seulement la bienfaisance à l’égard de ceux qui ont besoin de nous et la reconnaissance à l’égard de nos bienfaiteurs sont des vertus essentielles, mais encore en général la sympathie pour nos semblables, ou ce qu’on nomme si bien l’humanité 2[2]. « Ce n’est pas sans doute, dit Kant 3[3], dont je ne puis mieux faire que de citer textuellement les paroles, ce n’est pas sans doute un devoir en soi de partager la douleur ou la joie d’autrui, mais c’en est un de prendre une part ac tiveà son sort, et ainsi en définitive, c’est au moins un devoir indirect de cultiver en nous les sentiments sympathiques de notre nature et de nous en servir comme d’autant de moyens qui nous aident à prendre part au sort des autres. Ainsi c’est nn devoir de ne pas éviter, mais de rechercher au contraire

  1. l P. 131.
  2. 2 § 8 34-35, p. 133-136.
  3. 3 P. 134.