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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


second, à nous tenir à distance ; et, si l’une de ces deux grandes forces morales venait à manquer, alors, pour emprunter les paroles de Haller, « tout le règne des êtres disparaîtrait comme une goutte d’eau dans le gouffre du néant. » Chacun de ces deux sentiments ou des devoirs qui y correspondent peut bien être considéré et même exister séparément : ainsi l’on peut aimer son prochain, tout en reconnaissant qu’il mérite peu de respect, ou le respecter sans se sentir disposé à l’aimer ; mais la loi morale veut que nous les unissions l’un à l’autre dans un même devoir, de telle sorte que, si l’un constitue le principe dominant, l’autre s’y joigne toujours accessoirement. Ainsi, par exemple, dans la bienfaisance, le respect de la nature humaine s’alliera à la charité et lui enlèvera tout ce qu’elle pourrait avoir d’humiliant pour celui qui en est l’objet. Mais comment élever l’amour et le respect au rang des devoirs, si le respect et l’amour sont des sentiments, puisque les sentiments ne se commandent pas ? Aussi ne sont-ce pas les sentiments eux-mêmes, en tant qu’effets de la nature ou de l’habitude, qui nous sont ici prescrits, mais certaines maximes de conduite à l’égard de nos semblables. Le devoir de les aimer n’est pas celui de trouver du plaisir à les voir heureux, mais celui de se faire un principe de concourir à leur bonheur. De même le respect d’autrui qu’exige le devoir n’est pas ce sentiment que l’habitude fait éprouver aux inférieurs en général pour leurs supérieurs, mais la résolution arrêtée de ne pas porter atteinte à la dignité de ses semblables, en s’élevant soi-même au-dessus d’eux. Le premier de ces devoirs peut se formuler ainsi : Fais tiennes les fins d’autrui, pourvu, bien entendu, qu’elles ne soient pas immorales ; et le second : Ne fais jamais d’un autre homme un pur instrument au service de tes propres fins. On comprend par là ce qui a*été dit tout à l’heure des caractères différents de ces deux espèces de devoirs. Ajoutons que la dernière est purement négative. Aussi est-elle d’obligation stricte et se rapproche-t-elle des devoirs de droit, quoiqu’elle appartienne à la doctrine de la vertu 1[1].

  1. 1. 23-25, p. 1J9-122.