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l’esprit, art qui consiste à se distraire et à recueillir ses forces. — Mais quand on a rassemblé ses pensées, qu’on les a mises à sa disposition, pour les utiliser comme bon semblera, on ne peut cependant pas être taxé de distraction lorsqu’on suit à dessein le cours de ses pensées dans un lieu peu convenable à cela, où dans des circonstances personnelles qui ne le permettent guère et qu’on ne les prend pas en considération ; celui-là ne mérite que le reproche d’absence, laquelle est à coup sûr une inconvenance en société. — Ce n’est donc pas un art vulgaire que celui de se distraire, sans toutefois être jamais distrait. La distraction, quand elle est habituelle, donne à celui qui est sujet à ce mal, l’air d’un somnambule, et le rend inutile à la société, puisqu’il suit aveuglément son imagination désordonnée dans son libre jeu. La lecture des romans, outre plusieurs autres perturbations qu’elle apporte à l’esprit, a pour effet la distraction habituelle. En effet, malgré la peinture des caractères qui se rencontrent réellement parmi les hommes (bien que cette peinture soit un peu exagérée), peinture qui donne aux pensées un enchaînement analogue à celui qu’on retrouve dans une histoire véritable, et dont l’exposition doit toujours avoir quelque chose de systématique, le roman, néanmoins, permet toujours à l’esprit du lecteur de se livrer à des excursions (d’imaginer d’autres événements encore), et la marche des pensées y est coupée, en sorte que les représentations d’un seul et même objet s’y trouvent éparses (sparsim), non liées (conjunctim), et qu’elles forment dans l’esprit un jeu qui n’est pas marqué du